Hannah Arendt, née Johanna Arendt à Hanovre le et morte le à New York, est une politologue, philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme, la modernité et la philosophie de l'histoire.
Elle soulignait toutefois que sa vocation n'était pas la philosophie mais la théorie politique (« Mein Beruf ist politische Theorie »). C'est pourquoi elle se disait « politologue » (« political scientist ») plutôt que philosophe. Son refus de la philosophie est notamment évoqué dans Condition de l'homme moderne où elle considère que « la majeure partie de la philosophie politique depuis Platon s'interpréterait aisément comme une série d'essais en vue de découvrir les fondements théoriques et les moyens pratiques d'une évasion définitive de la politique ».
Ses ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. Ses livres les plus célèbres sont Les Origines du totalitarisme (1951), Condition de l'homme moderne (1958) et La Crise de la culture (1961). Son livre Eichmann à Jérusalem, publié en 1963 à la suite du procès d'Adolf Eichmann en 1961, a fait l'objet d'une controverse internationale.
Biographie
Hannah Arendt est née à Hanovre en 1906. Son père était ingénieur de formation et sa mère pratiquait le français et la musique. Des deux côtés, les grands-parents étaient des Juifs laïcs. Son père meurt en 1913 de la syphilis.
En 1924, après avoir passé son Abitur — équivalent du baccalauréat français en Allemagne — en candidate libre avec un an d'avance, elle étudie la philosophie, la théologie et la philologie classique aux universités de Marbourg, Fribourg-en-Brisgau et Heidelberg où elle suivra les cours de Heidegger, de Husserl puis de Karl Jaspers. Elle s'y révèle d'une brillante intelligence et d'un non-conformisme encore peu commun.
En 1925, sa rencontre avec Heidegger est un événement majeur de sa vie, sur les plans tant intellectuel que sentimental. Elle est très jeune et voue une grande admiration à son maître, de dix-sept ans son aîné. C'est le début d'une relation secrète, passionnée et irraisonnée, qui laissera chez Arendt des traces durant toute sa vie. Après avoir interrompu leur relation, elle poursuit ses études à Fribourg-en-Brisgau pour devenir l'élève de Husserl ; puis, sur recommandation d'Heidegger, à Heidelberg pour suivre l'enseignement de Karl Jaspers sous la direction duquel elle rédige sa thèse sur Le Concept d'amour chez Augustin. Quelle que soit la position ambiguë de Heidegger à l'égard du judaïsme, elle restera fidèle à leur relation et au souvenir du rôle de la pensée de Heidegger dans son propre parcours. Par-delà la guerre et l'exil, Hannah Arendt se fera l'infatigable promotrice du philosophe, aussi éminent que controversé, aux États-Unis.
En 1929, elle épouse Günther Stern (nommé plus tard Günther Anders), un jeune philosophe allemand rencontré en 1925 dans le milieu universitaire et devenu son compagnon en 1927. La même année, elle obtient une bourse d'études qui lui permet de travailler jusqu'en 1933 à une biographie de Rahel Varnhagen, une Juive allemande de l'époque du romantisme, qui ne paraîtra qu'en 1958.
Avec la montée de l'antisémitisme et l'arrivée des nazis au pouvoir, elle s'intéresse de plus près à ses origines juives. Elle se rapproche dès 1926 de Kurt Blumenfeld, ancien président de l'Organisation sioniste mondiale, vitrine du mouvement sioniste, président de l'Union sioniste allemande depuis 1924 et ami de la famille . Chargée par Blumenfeld de recueillir les témoignages de la propagande antisémite, elle est arrêtée, en 1933, par la Gestapo et relâchée grâce à la sympathie d'un policier. Elle quitte l'Allemagne sur le champ.
Arrivée en France, elle devient la secrétaire particulière de la baronne Germaine de Rothschild et participe à l'accueil des réfugiés fuyant le nazisme. Depuis Paris, elle milite pour la création d'une entité judéo-arabe en Palestine. Elle facilite l'émigration des jeunes Juifs vers la Palestine Divorcée en 1937, elle se remarie le avec Heinrich Blücher, un réfugié allemand, ancien spartakiste.
En mai 1940, en raison de l'avancée éclair de la Wehrmacht en France, elle est internée au camp de Gurs (Basses-Pyrénées) avec d'autres apatrides. Dans la confusion qui suit la signature de l'armistice en juin 1940, elle est libérée et parvient à s'enfuir à Montauban, où elle retrouve son mari. Puis, elle gagne Marseille où elle obtient, grâce au Centre américain d'Urgence de Varian Fry, un visa pour le Portugal qu'elle rejoint en train. Elle vit alors quelque temps à Lisbonne dans l'espoir d'embarquer pour l'Amérique, ce qui sera rendu possible en mai 1941, par l'intervention du diplomate américain Hiram Bingham IV, qui lui délivre illégalement un visa d'entrée aux États-Unis, en même temps qu'à environ 2 500 autres réfugiés juifs. À l'issue d'une traversée éprouvante, elle s'installe à New York. Dans une situation de dénuement, elle doit gagner sa vie, trouve un emploi d'aide à domicile dans le Massachusetts, et envisage de devenir assistante sociale. Elle décide finalement de regagner New York, et y collabore à plusieurs journaux, dont l'hebdomadaire Aufbau.
Après la Seconde Guerre mondiale, elle retourne en Allemagne, travaillant pour une association d'aide aux rescapés juifs. Elle reprend contact avec Heidegger, témoignant en faveur du philosophe lors de son procès en dénazification. Elle renoue également avec le couple Jaspers dont elle devient une amie intime. En 1951, naturalisée citoyenne des États-Unis, elle entame une carrière universitaire comme conférencière et professeur invité en sciences politiques dans différentes universités : Berkeley, Princeton (où elle devient la première femme nommée professeur), Columbia, Brooklyn College, Aberdeen, Wesleyan. C'est également en 1951 qu'elle publie son livre Les Origines du totalitarisme, puis Condition de l'homme moderne en 1958, et le recueil de textes intitulé La Crise de la culture en 1961.
Après ces trois livres fondamentaux, elle couvre à Jérusalem le procès du responsable nazi Adolf Eichmann, en qui elle voit l'incarnation de la « banalité du mal ». Les articles qu'elle écrit alors, réunis dans un livre publié en 1963, nourrissent une importante polémique. La même année, elle publie également Essai sur la révolution.
Son ami Gershom Scholem, spécialiste de mystique juive, polémique avec Arendt par lettres au sujet de la banalité du mal et d'autres thèmes.
À partir de 1963, elle devient titulaire de la chaire de sciences politiques à l'université de Chicago, avant d'être nommée professeur à la New School for Social Research (New York) en 1967, où elle restera jusqu'à sa mort. En 1966, elle apporta son soutien à la pièce de théâtre de l'allemand Rolf Hochhuth, Le Vicaire, œuvre qui déclencha une violente controverse en critiquant l’action du pape Pie XII face à la Shoah.
En 1973, elle commence une série de conférences à Aberdeen sur « La pensée » et « Le vouloir » : elles constituent les deux premières parties de son livre posthume La Vie de l'esprit, dont elle n'a pas eu le temps d'écrire la troisième et dernière partie, « Juger ».
Elle meurt le à New York. Elle est enterrée au Bard College d'Annandale-on-Hudson, où son mari avait enseigné pendant de nombreuses années. Lors des obsèques, son ami Hans Jonas, après avoir prononcé le kaddish, lui dira : « Avec ta mort tu as laissé le monde un peu plus glacé qu'il n'était. »
Présentation de sa pensée
La philosophie politique d'Hannah Arendt échappe aux catégories traditionnelles de la pensée politique (socialisme, libéralisme). Elle ne forme pas un système philosophique à proprement parler, mais aborde au contraire un ensemble de problématiques variées, dont celles de la révolution, du totalitarisme, de la culture, de la modernité et de la tradition, de la liberté, des facultés de la pensée et du jugement, ou encore de ce qu'elle désigne comme la « vie active », et ses trois composantes que représentent les notions qu'elle forge du travail, de l’œuvre et de l'action. C'est notamment au travers de la distinction qu'elle opère entre ces trois types d'activités que ressort l'un des axes centraux de sa réflexion, concernant ce qu'est la vie politique et la nature de la politique, thématique qu'elle aborde sous un angle largement phénoménologique, influencé en cela par Heidegger et Jaspers. Elle s'inspire cependant aussi de nombreux autres penseurs pour construire sa philosophie, parmi lesquels Aristote, Augustin, Kant, ou encore Nietzsche.
La réflexion politique d'Hannah Arendt, appuyée sur la question de la modernité, c'est-à-dire de la rupture du fil de la tradition, l'a amenée à prendre position sur le monde contemporain, notamment sur des sujets très polémiques, comme le sionisme, le totalitarisme et le procès d'Adolf Eichmann. Ces prises de position l'ont rendue très célèbre, au risque parfois d'occulter le fond de sa pensée.
Arendt souhaitait penser son époque, et elle s'est ainsi intéressée au totalitarisme. Son analyse continue à faire autorité, à côté de celle, différente et plus descriptive, de Raymond Aron. Dans le livre Les Origines du totalitarisme, elle met sur le même plan stalinisme et nazisme, contribuant ainsi à systématiser le nouveau concept de « totalitarisme ».
Dans son chapitre de L'Impérialisme (t. 2 des Origines du totalitarisme) sur les « perplexités des droits humains », elle démontre le processus qui finit par identifier les droits de l’Homme à l’identité nationale, les États excluant de ces droits les non-nationaux.
La pensée d'Hannah Arendt est avant tout une nouvelle conception de la politique, développée dans Condition de l'homme moderne et La Crise de la culture. Loin des traditionnels liens établis entre théorie et pratique, selon lesquels il s'agirait de comprendre le monde pour ensuite le transformer[non neutre], elle pense l'espace public comme un lieu fait de fragilité car continuellement soumis à la natalité, c'est-à-dire à l'émergence de nouveaux êtres humains.
Elle a tout à la fois étudié les conditions historiques de disparition d'un tel espace public (en particulier dans Condition de l'homme moderne avec la question de la sécularisation et de l'oubli de la quête d'immortalité), et les événements qui indiquent de nouvelles possibilités (en particulier dans son Essai sur la révolution).
Elle distingue et hiérarchise selon leur ordre d'importance trois types d'activités qui caractérisent la condition humaine : le travail, l’œuvre et l'action.
Son analyse de l'espace public repose sur la distinction conceptuelle entre le domaine privé et le domaine public, chacune des principales activités de l'homme devant être bien localisée, sans quoi ce sont les conditions de possibilité de la liberté humaine qui ne sont pas réalisées. C'est d'ailleurs sous cet angle qu'elle critique la modernité, en ce que justement celle-ci serait caractérisée par la disparition d'une véritable sphère publique, par laquelle seulement l'humain peut être libre.
Ces propositions au sujet de la nécessaire distinction entre ce qui doit participer de la vie privée (l'« idion », qui se déroule dans l'« oïkos », la maisonnée) et de la vie publique (« koinon », qui se déroule au sein de la « polis », sphère publique lié à la communauté politique) s'inspirent principalement de l'expérience sociale et politique de l'Antiquité grecque et romaine. Arendt perçoit dans cette expérience l'origine de ces répartitions et, par suite, de l'expérience de la liberté, entendue comme participation à l'activité politique et donc à la vie publique.
Le travail chez Hannah Arendt correspond à l'activité visant à assurer la conservation de la vie, par la production des biens de consommation subvenant aux besoins vitaux. En cela, il renvoie d'une part à la nécessité, d'autre part à la production de ce qui est rapidement consommé, et donc de ce qui doit être constamment renouvelé, ne créant ainsi aucune permanence. En tant que référée à la satisfaction des besoins biologiques, et donc en ce qu'elle se caractérise par la non-liberté, il s'agit là pour Arendt de l'activité qui nous rapproche le plus de l'existence animale, et par conséquent l'activité la moins humaine, se rapportant pour cette raison à l'humain comme animal laborans.
À ses yeux, le travail doit rester dans le domaine privé, sous peine que la vie de l'homme devienne une quête d'abondance sans fin, subordonnée à la production et consommation, et donc à ce qui participe de l'éphémère. Cette critique de la société de consommation et cette invitation à l'auto-limitation du travail préfigure l'écologie politique et les notions de simplicité volontaire et de décroissance. Hannah Arendt est citée par Yves Frémion parmi les pionniers et penseurs de l'écologie. Ses concepts, et notamment le travail, sont aussi utilisés par des penseurs de la décroissance, par exemple : Michel Dias et Bernard Guibert.
L’œuvre, qui caractérise l'humain comme Homo Faber, désigne pour Arendt la production d'objets destinés à l'usage plutôt qu'à être simplement consommés. Se référant notamment à la production de bâtiments, d'institutions ou d’œuvres d'art, l’œuvre participe à la fabrication d'un « monde commun » s'inscrivant dans une certaine durée et stabilité. À la différence du travail, l’œuvre renvoie à la « non-naturalité » de l'être humain, en cela qu'en œuvrant, l'humain crée un monde distinct du monde strictement naturel — monde au sein duquel peut se dérouler la vie humaine comme vie collective. Néanmoins, en tant qu'activité finalisée, elle n'est pas totalement libre, mais se rapporte encore à une certaine nécessité.
L'œuvre doit selon H. Arendt être créée au sein de la sphère privée avant d'être exposée publiquement : c'est ainsi qu'elle crée un monde dans lequel l'action peut prendre place. Ce point, développé dans Condition de l'homme moderne, explique que Hannah Arendt dénonce la massification de la culture et la transformation de l'art en objet de consommation dans son célèbre essai « La crise de la culture : sa portée sociale et politique » (dans La Crise de la culture).