Repoussé par la femme aimée, le peintre russe saute dans le vide, à Antibes. Mort à 41 ans d'un immense génie de la peinture.
Une passante remonte la minuscule rue de Revely, derrière le port d'Antibes. Elle distingue une masse sombre sur le trottoir, elle s'approche. Elle voit un homme, immobile, vêtu d'une chemise, d'une veste et d'un pantalon bleu. Aux pieds, il porte une paire d'espadrilles. Elle s'affole, appelle à l'aide. Il semble mort, fracassé après une chute. On lève la tête. On aperçoit une terrasse. Il a dû sauter de là. Cet homme doit être le peintre qui s'est installé dans la maison en octobre dernier. Oui, cet homme, c'est Nicolas de Staël, 41 ans. Le peintre a choisi ce jour-là de mourir parce qu'une femme désirée se refuse à lui, parce qu'une gloire non désirée s'offre à lui. On l'aura compris, le père Nicolas n'est pas le plus simple des hommes. Orphelin et exilé, le prince russe possède une âme tourmentée, dépressive. Il peint avec frénésie. Il détruit avec frénésie. Depuis deux ans, il connaît enfin le succès. Les collectionneurs s'arrachent ses toiles. Mais cela ne l'enthousiasme guère. Pourquoi l'aime-t-on maintenant, et pas avant ? Ne recherche-t-on pas ses oeuvres d'abord par esprit de spéculation, sans les apprécier ?
Depuis deux ans, Nicolas de Staël est éperdument amoureux d'une jeune femme nommée Jeanne Mathieu. Il la rencontre durant l'été 1953 lorsqu'il passe ses vacances en famille dans une magnanerie (ancienne ferme qui pratiquait l'élevage de vers à soie) louée à la famille Mathieu, près d'Apt. C'est son ami le poète René Char qui lui a donné l'adresse. Les Mathieu, c'est une grande famille composée des parents et de quatre enfants, dont Jeanne, mariée et mère elle-même de deux enfants. Brune, mais solaire, elle rayonne. Elle n'est pas farouche non plus, car René Char a probablement eu une rapide aventure avec elle. Dès qu'il la voit, de Staël, lui, est foudroyé. Jeanne lui rappelle Jeanine, sa première femme adorée, morte quelques années auparavant.
"Vous avez gagné"
Il écrit à Char : "Jeanne est venue vers nous avec des qualités d'harmonie d'une telle vigueur que nous en sommes encore tout éblouis. Quelle fille, la terre en tremble d'émoi ! Quelle cadence unique dans l'ordre souverain... Quel lieu, quelle fille !" Cette rencontre déclenche une tempête dans le crâne de l'artiste. Elle l'obsède. Au moment de partir pour l'Italie avec son épouse Françoise et ses deux enfants afin d'y poursuivre ses vacances, il ne peut se résoudre à quitter Jeanne. Alors il la convainc de les accompagner dans la camionnette familiale. Une mauvaise idée : l'épopée tourne au cauchemar. La proximité de la jeune femme le rend fou. Quand ils reviennent à Lou Roucas, de Staël renvoie brutalement sa famille à Paris pour rester seul avec Jeanne. Il la peint, il lui fait l'amour.
NU COUCHÉ REPRÉSENTE JEANNE, LA FEMME AIMÉE
Cette peinture est celle de la femme aimée, à cette époque de sa vie, Jeanne Mathieu, dont l’artiste fut éperdument amoureux. Cette passion dévorante l’habita de 1953, année de sa rencontre avec Jeanne, jusqu’à sa mort en mars 1955.
En 1953, Nicolas de Staël, sa femme Françoise et leurs trois enfants s’installent dans le Midi de la France, à Lagnes, sur la route d’Apt, dans une magnanerie appelée « Lou Roucas ». René Char avait souvent parlé à Nicolas de cet endroit majestueux. La famille Mathieu, qui en est propriétaire, exploite un domaine agricole. Elle accueille chaleureusement l’artiste. Autour des parents, quatre enfants, dont Henri, le poète, et Jeanne, la femme-fleur.
Le 20 juillet 1953, Nicolas de Staël, bouleversé, écrit à René Char : « Jeanne est venue vers nous avec des qualités d’harmonie d’une telle vigueur que nous en sommes encore tout éblouis. Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain. Là-haut, au cabanon, chaque mouvement de pierre, chaque brin d’herbe vacillaient (…) à son pas. Quel lieu, quelle fille ! » Il en oublie que Jeanne a un mari et deux enfants. N’importe, il organise une épopée familiale en Italie. Le but du voyage est la Sicile. Françoise, les enfants et Jeanne, qu’il a convaincue de les accompagner, s’entassent dans la camionnette Citroën.
La petite troupe débarque en Sicile où l’artiste se rassasie de culture antique et s’enivre de couleurs. Il ressent un choc esthétique qu’il traduira magistralement sur la toile et sur le papier jusqu’au terme de son œuvre.
Laurent Greilsamer, dans son ouvrage Le Prince foudroyé, La vie de Nicolas de Staël, écrit que la fin du périple ressemble à une débâcle.
Nicolas partait se promener seul avec Jeanne, abandonnant Françoise, et les enfants.
Un climat de tension et de tristesse s’abat sur la petite troupe. L’artiste sent frémir en lui de grands désordres qu’il appellera bientôt les « brusqueries de son inconscient » , ainsi qu’il l’écrit à Jacques Dubourg. De retour à Lagnes, il impose à sa famille une séparation momentanée et renvoie Françoise et les enfants à Paris. Il veut rester seul, peindre seul, vivre seul, retrouver son souffle qui lui échappe. Staël va alors traduire ses impressions siciliennes sur la toile : paysages et nus se succèdent et c’est à cette époque que naît une liaison entre lui et Jeanne Mathieu.
L’artiste est dévoré par la passion. Mais il aime plus qu’il n’est aimé. Le 14 mars 1955, Jeanne refuse de le voir. Il met de côté les lettres qu’elle lui a adressées, en fait un paquet et va l’offrir à son mari en lui disant : « Vous avez gagné ! » Le 16 mars, il se précipite dans le vide.
Il veut l'épouser, car un prince russe est respectable. Elle a peur de cet amour trop fort. Elle se lasse. Elle le lui fait savoir. Il souffre. Il se désespère. Il injecte sa colère dans ses tableaux. Il pense au suicide. 
Au début du mois de mars 1955, le peintre est à Antibes dans l'appartement qu'il loue pour peindre seul, sans sa famille. Le 5, il décide de monter à Paris en voiture pour assister à plusieurs concerts au théâtre Marigny. Il en profite pour rendre visite à Jean-François Jaeger, le directeur de la galerie Jeanne-Bucher qui l'a sous contrat. Il lui confie : "Je suis perdu... Peut-être ai-je assez peint." Il repart pour Antibes. Le 14 mars, il brûle de nombreux documents personnels, sauf les lettres de Jeanne. Il saute dans sa voiture pour aller les lui remettre. Comme elle refuse de lui ouvrir la porte, il les donne au mari présent en lui murmurant : "Vous avez gagné." Désespéré, il retourne à Antibes où il passe sa rage sur une toile de quatre mètres sur six. Durant trois jours, il se bat avec le rouge, le noir. Il peint un piano noir et massif faisant face à une contrebasse lumineuse, sur un fond rouge. C'est violent, c'est tragique. Le soir du troisième jour, c'est-à-dire le 16 mars 1955, il monte sur la terrasse, prêt à en finir. Quelques minutes plus tard, Nicolas Valdimirovitch von Holstein s'est débarrassé de sa "carcasse d'homme".
Nicolas de Staël (baron Nicolaï Vladimirovitch Staël von Holstein, en russe Николай Владимирович Шталь фон Гольштейн), né le5 janvier 1914 à Saint-Pétersbourg, mort le 16 mars 1955 à Antibes, est un peintre français originaire de Russie, issu d'une branche cadette de la famille de Staël-Holstein.
La carrière de Nicolas de Staël s'étale sur quinze ans — de 1940 à 1955 —, à travers plus d'un millier d'œuvres, influencées par Cézanne,Matisse, van Gogh, Braque, Soutine et les fauves, mais aussi par les maîtres néerlandais Rembrandt, Vermeer et Hercules Seghers.
Sa peinture est en constante évolution. Des couleurs sombres de ses débuts (Porte sans porte, 1946 ou Ressentiment, 1947), elle aboutit à l'exaltation de la couleur comme dans le Grand Nu orange (1953). Ses toiles se caractérisent par d'épaisses couches de peinture superposées et un important jeu de matières, passant des empâtements au couteau (Compositions, 1945-1949) à une peinture plus fluide (Agrigente, 1954, Chemin de fer au bord de la mer, soleil couchant, 1955).
Refusant les étiquettes et les courants, tout comme Georges Braque qu'il admire, il travaille avec acharnement, détruisant autant d’œuvres qu'il en réalise. « Dans sa frénésie de peindre il côtoie sans cesse l'abîme, trouvant des accords que nul autre avant lui n'avait osé tenter. Peinture tendue, nerveuse, toujours sur le fil du rasoir, à l'image des dernières toiles de Vincent van Gogh qu'il rejoint dans le suicide1. »
Nicolas de Staël meurt à 41 ans en se jetant par la fenêtre de son atelier d'Antibes. Il est enterré dans le cimetière de Montrouge.
Enfance
Issu d’un milieu militaire, son grand-père, Carl Gustav, dirige la deuxième division de cavalerie du tsar et termine sa carrière comme général de corps d’armée en 1861.
Son père, Vladimir Ivanovitch de Staël von Holstein, sert dans les rangs des cosaques et des Uhlans de la garde impériale. Il devient général major, vice-commandant de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg en 1908, jusqu'en 1917, c'est un homme pieux et austère. Sa mère, Ludmilla von Lubov Berednikova, est plus jeune que son mari de vingt-deux ans. Elle est issue d'un milieu très fortuné où l'on s'intéresse à l'art. Par sa mère, elle est apparentée à la famille du compositeur Alexandre Glazounov3.
Selon le calendrier julien, Nicolas de Staël naît le 23 décembre 1913 à Saint-Pétersbourg, qui vient alors d'être rebaptisée Petrograd (Петроград).
Il faut alors rappeler que Staël vient de la sainte Russie orthodoxe qui le relie fondamentalement à Byzance où se ramassera sa dernière contemplation métaphysique. Fils du général Vladimir de Staël von Holstein, vice-gouverneur de la forteresse Pierre-et-Paul de Pétersbourg où furent enfermés Dostoïevski et Bakounine, Nicolas est né le 23 décembre 1913 (5 janvier du calendrier orthodoxe) et vécut avec les siens dans la forteresse fameuse jusqu’en octobre 1917, avant l’exil en Pologne où le général mourut en 1921. Un an plus tard seulement, Lubov de Staël, succomba elle-même au cancer, laissant trois orphelins (Marina, Nicolas et Olga) qui furent pris en charge, par l’intermédiaire d’une tutrice fantasque, par la famille de l’ingénieur Emmanuel Fricero, d’origine russe mais établi en Belgique.
Suite à la révolution de 1917, la famille est contrainte à l’exil en Pologne en 1919. Les parents de Nicolas de Staël y meurent. Orphelin, il est confié par sa marraine en 1922 à une famille de Bruxelles, les Fricero, avec ses deux sœurs, Marina et Olga. Les Fricero sont une famille d'origine sarde qui a hérité de la nationalité russe au xixe siècle lorsque le père d'Emmanuel Fricero était attaché naval à l'ambassade de Russie à Londres. Sa femme Charlotte est présidente de la Croix-Rouge. Ils ont déjà recueilli le descendant d'une grande famille russe, Alexandre Bereznikov4.
Formation
Les Fricero l'inscrivent au collège Cardinal Mercier de Braine-l'Alleud en septembre 1931. Nicolas se passionne pour la littérature française et les tragédies grecques. Mais en même temps il s'intéresse à la peinture, il découvre dans les musées et les galeries Rubens et les peintres belges contemporains James Ensor, Permeke. Sa vocation de peintre inquiète les Fricero qui lui font faire des études d'ingénieur. Mais dès ses études terminées, Nicolas commence sa formation de peintre3.
Après avoir visité les Pays-Bas en juin, et découvert la peinture flamande, il entre en octobre 1933 aux Beaux-arts de Bruxelles où il suit les cours de dessin antique avec Henri van Haelen. Il se lie d'amitié avec Madeleine Haupert qui a fréquenté les Beaux arts de Paris et qui lui fait découvrir la peinture abstraite3. Il s'inscrit aussi à l'Académie des beaux-arts de Saint-Gilles où il suit les cours d'architecture de Charles Malcause. Dans cette même académie, il suit dès 1934-35 les cours de décoration en compagnie de Georges de Vlamynck qu'il assiste par la suite pour la réalisation de peintures murales du pavillon de l'agriculture de l'Exposition universelle de Bruxelles de 1935.
Il voyage ensuite dans toute l'Europe. Dans le midi de la France et à Paris où il découvre Paul Cézanne, Pierre Matisse, Chaïm Soutine, Georges Braque, puis il va jusqu'en Espagne où il est séduit par le beauté des paysages6. Le voyage en Espagne, qu'il parcourt en bicyclette avec son ami Benoît Gibsoul, est un voyage d'étude au cours duquel il prend force notes et croquis7. À partir de Madrid, c'est avec Emmanuel d'Hooghvorst qu'il poursuit sa route jusqu'en Andalousie. Il envoie une abondante correspondance à Geo de Vlamynck, produit quelques aquarelles qu'il vend à Barcelone, et aux Fricero il exprime son indignation devant la misère du peuple espagnol. Il exposera d'autres aquarelles d'Espagne à la galerie Dietrich avec Alain Haustrate et Rostislas Loukine6.
Le Maroc, l'Italie, Paris
À Marrakech, en 1937, Nicolas de Staël rencontre Fiesole
Jeannine Guillou, dont il fera le portrait en 1941 et 1942. Jeannine Guillou est elle-même peintre, plus âgée de cinq ans que Nicolas. Elle s'appelle de son véritable nom Jeannine Teslar ; Bretonne d'origine, d'une famille de Concarneau, elle est mariée depuis six ans à un Polonais, Olek Teslar, qu'elle a rencontré aux Arts décoratifs de Nice et dont elle a un fils, Antek (Antoine). Les Teslar habitent le sud marocain dans une sorte de phalanstère où ils offrent des médicaments à la population. L'administration leur a fait signer des documents déchargeant la France de toute responsabilité en cas de malheur. Sorte de « hippies avant la lettre », les Teslar se séparent élégamment lorsque Jeannine part avec Nicolas.
Jeannine qui a étudié aux Arts décoratifs de Nice est déjà un peintre affirmé. À Fès, en 1935, un critique d'art a couvert d'éloges son travail et son talent « viril et nerveux ». Nicolas, lui, cherche encore son style.
Staël est fasciné par l'Italie. En 1938, il entreprend avec Jeannine un voyage qui les conduit de Naples à Frascati, Pompéi, Paestum, Sorrente, Capri. À ses amis Fricero, il écrit :
« Après avoir essayé de peindre un an dans ce merveilleux Maroc, et n'en étant pas sorti couvert de lauriers, je puis approcher, voir, copier Titien,Le Greco, les beaux Primitifs, le dernier des Giovanni Bellini, Andrea Mantegna, Antonello de Messine, tous, et si parfois ces toiles ne sont pas aussi près de mon cœur que les vieux Flamands, les Hollandais, Vermeer, Rembrandt, j'y apprends toujours énormément et n'espère qu'une seule chose, c'est de mille d'accueil s'inquiète pour la carrière de Nicolas qui rompt tout lien avec la Belgique et décide de s'installer à Paris avec Jeannine. Il loge d'abord dans un hôtel au 147 ter rue d'Alesia, puis au 124 rue du Cherche-Midi Il suit pendant une courte période les cours de l'académie rue Fernand Léger et il essaie d'obtenir un permis de séjour tout en copiant les œuvres du Louvre . Il fait la connaissance de l'historien d'art suisse Pierre Courthion qui aura un rôle important par la suite.
Pendant cette année, Nicolas peint énormément et détruit beaucoup de ses œuvres. Il ne reste de cette période qu'une vue des quais de la Seine.
Pour gagner un peu d'argent, il retourne en Belgique, à Liège, où il travaille sur les fresques du pavillon d'exposition de la France pour l'Exposition internationale de la technique de l'eau.
En septembre 1939, le peintre s'engage dans la Légion étrangère. Mais pendant les deux mois qui précèdent son incorporation, il rencontre la galeriste Jeanne Bucher qui trouve pour lui et pour Jeannine des logements provisoires dans les ateliers d'artistes inoccupés. Jeannine est déjà tombée gravement malade pendant l'été à Concarneau. C'est à partir de cette époque, et jusqu'en 1942, que Nicolas a peint le plus grand nombre de portraits de sa compagne dans le style figuratif : Portrait de Jeannine, dont Arno Mansar dit que « c'est à la fois un Picasso de la période bleue et aussi un souvenir des allongements du Greco, qu'il a admiré en Espagne. »
Plus tard, Staël dira : « Quand j'étais jeune, j'ai peint le portrait de Jeannine. Un portrait, un vrai portrait, c'est quand même le sommet de l'art. »
L'évolution du peintre
Le nouvel atelier
Le 19 janvier 1940, il est mobilisé et il rejoint le dépôt des régiments étrangers où il est affecté au service des cartes d'État-major à Sidi Bel Abbès, en Algérie. Il est ensuite envoyé le 29 février au1er régiment étranger de cavalerie (1er REC) à Sousse, en Tunisie. Là il travaille au service géographique de l’armée en mettant à jour les cartes d’état-major du protectorat. Il est démobilisé le 19 septembre 19403.
Nice où Staël a vécu trois ans.
Nicolas de Staël rejoint Jeannine qui vit alors à Nice. Là il rencontre Alberto Magnelli, Maria Elena Vieira da Silva,Jean Arp, Christine Boumeester, Sonia Delaunay et Robert Delaunay. Les artistes se retrouvent à la librairie Matarasso, avec Jacques Prévert et Francis Carco. C'est surtout grâce à son ami, le peintre Félix Aublet, qu'il sera introduit dans ces cercles artistiques et qu'il va orienter sa peinture vers un style plus abstrait. Il reste de cette période quelques traces de ses essais mélangeant cubisme et fauvisme avec le tableau Paysage du Broc, (Maison du Broc) 1941, huile sur toile de 55×46 cm, collection particulière.
Aublet lui vient encore en aide lorsque le jeune peintre ne peut gagner sa vie avec sa peinture, lui fournissant de petits travaux de décoration.
De son côté, Jeannine s'est remise à la peinture. « Le marchand de tableau Mockers, de la rue Masséna à Nice, lui a fait signer un contrat d'exclusivité. Ce qui permet au couple de vivre alors que les restrictions alimentaires commencent à peser terriblement. L'arrière-pays niçois, assez peu agricole, a le plus grand mal à nourrir sa population.. » Jeannine a aussi retrouvé son fils, Antek, qu'elle avait confié à un pensionnat. Antek se débrouille au marché noir. Nicolas troque des bibelots contre de la nourriture. Ces difficultés n'arrêtent pourtant pas Jeannine qui donne naissance le 22 février 1942 à leur fille Anne. Staël est fasciné par l'enfant qu'il décrit comme un « petit colosse aux yeux clairs ». Il voudrait épouser sa compagne mais les complications juridiques du divorce avec Olek Teslar, injoignable, le découragent.
La naissance de sa fille induit chez Staël une nouvelle réflexion sur la peinture. Abandonnant le paysage, il se tourne vers le portrait, avec Jeannine pour principal modèle
Les trois années passées à Nice peuvent être considérées comme le premier « atelier » du peintre. Staël commence à appeler ses tableaux « compositions », il dessine et peint fiévreusement et continue de détruire autant qu'il crée. Mais il commence à rencontrer ses premiers amateurs : Boris Wulfert lui achète une Nature morte à la pipe (1940-1941), une huile sur papier de63,5 × 79,5 cm, et Jan Heyligers, son premier tableau abstrait peint à partir d'un coquillage. « Dès 1942, il peint ses premières toiles abstraites. Sur fond uni, gris, s'animent des ellipses, des formes de lasso, des grilles. Le dessin est posé sur la peinture. » Staël compartimente sa peinture, certaines formes sont des lames, indépendantes du fond, dans un jeu de géométrie. Selon Anne de Staël, on ne sait pas si la composition est dans son aplat, ou bien dans le trait qui limite, ou bien si composer revient à exprimer une chose unique
. Composition sur fond gris.
Nicolas et Jeannine sont très proches de Suzie et Alberto Magnelli installés dans une ancienne magnanerie à Plan de Grasse . Magnelli va être un grand soutien pour « Le Prince ».
Retour à Paris, les premiers soutiens, le deuil
En 1943, sous l'occupation nazie, il retourne à Paris avec Jeannine. Les années de guerre sont très difficiles.
Jeanne Bucher achète des dessins à Nicolas et elle prête un logement au couple dans un hôtel particulier momentanément inhabité, celui de Pierre Chareau alors en Amérique. Pendant cette période, le peintre dessine beaucoup de grands formats.
Magnelli présente à Staël un ami de Piet Mondrian : César Domela, qui insiste auprès de Jeanne Bucher pour que Nicolas de Staël participe à l'exposition qui réunit lui-même, et Vassily Kandinsky. L'exposition a lieu le 15 février 1944, mais personne n'achète les tableaux du "Prince". Des personnalités comme Pablo Picasso, Georges Braque, André Lanskoy, Jean Bazaine, sont présents lors du vernissage. Mais la critique, sans doute influencée par le préjugé selon lequel l'art abstrait est un art dégénéré, fait preuve d'indifférence, voire de mépris.
Ce qui n'empêche pas Jeanne Bucher d'organiser, avec Noëlle Laucoutour et Maurice Panier, une deuxième exposition à la galerie l’Esquisse où sont réunis Kandinsky, Magnelli, Domela et Staël, avec pour titre Peintures abstraites. Compositions de matières. Mais pendant l'exposition, la galerie reçoit la visite de la Gestapo qui soupçonne Panier d'être un résistant. Malgré cela, la galerie l’Esquisse organise le 12 mai de la même année une exposition personnelle Staël. Quelques dessins y sont vendus. Georges Braque manifeste sa sincère admiration pour le jeune peintre. Staël va devenir un proche du maître avec lequel il noue des liens d'amitié très étroits.
« Aux yeux des amateurs, le style de Staël est reconnu comme une expression nouvelle, une syntaxe du dessin dénouée en compositions serrées en même temps qu'éclatées ». C'est surtout au début de l'année 1945 que ces amateurs se manifesteront lors d'une autre exposition chez Jeanne Bucher du 5 au 28 avril 1945. Parmi eux, l'industriel Jean Bauret.
L'Orage 1945
Mais le peintre se débat dans de terribles difficultés financières, malgré l'aide de Félix Aublet. La situation familiale est désastreuse : « Il n'y avait pas de repas. Un sac de farine nous donnait des crêpes à l'eau. La queue longuement tirée avec des tickets d'alimentation ramenait un peu de lait, un peu de beurre. »
Jeannine est en mauvaise santé et elle le cache aussi bien à sa fille Anne, qu'à son mari dont elle « soutient l'élan dans le travail. Nicolas voyait grandir ses tableaux sans soupçonner que l'état de Jeannine s'amenuisait. Elle était moralement très forte et physiquement fragile. Dans la conscience des tensions de la création, les tensions de la vie ont lâché.(…) Jeannine mourut sur le quai d'un immense tableau : Composition bleue. » Jeannine meurt le 27 février 1946.
Quelques mois plus tard, le critique d'art Charles Estienne (amateur de surréalisme)) fait une critique élogieuse de la peinture de Staël : « Un extraordinaire "épos" rythme ici les caravanes des formes et les fulgurantes zébrures verticales jaillies souvent des hasards de la matière. »
À la fin de l'année, Staël, qui ne vit que grâce à l'aide d'amis, cherche un marchand pour défendre son œuvre. Il croit l'avoir trouvé en la personne de Jean Dubourg qui lui achète un tableau :Casse-lumière. Mais c'est finalement la galerie Louis Carré qui signe un contrat avec le peintre le 9 octobre 1946.
Quelques mois après la mort de Jeannine, Nicolas épouse Françoise Chapouton (1925-2012) que le couple avait engagée à l'âge de dix-neuf ans pour s'occuper des deux enfants, Anne et Antek. Staël aura encore deux enfants, Laurence et Jérôme, de sa nouvelle femme. Et par la suite, un troisième, Gustave.
Les années 1945-1950 couvrent une période sombre de la peinture de Staël, où l'abstraction est mise à nu . En particulier dans Composition en noir 1946, huile sur toile (200 × 150,5 cm,Kunsthaus de Zurich). Et plus encore dans Orage (1945, 130 × 90 cm, collection particulière). « Ce que montrent en un sens les toiles des années quarante, c'est qu'il faut naître plusieurs fois pour gagner un tableau. Qu'il faut multiplier les angles vifs, les zones mortes, les obstacles invisibles. »
Les étapes de création
De l'abstraction à l'involution 1943-1948
Museu de Arte Moderna de São Paulo, inauguré en 1948, où Nicolas de Staël a exposé.
Malgré ses difficultés matérielles, Staël refuse de participer à la première exposition du Salon des réalités nouvelles fondé par Sonia Delaunay, Jean Dewasne, Jean Arp et Fredo Sidès parce que la progression de sa peinture le conduit à s'écarter de l'abstraction la plus stricte. Ce sera un sujet d'étonnement pour le jeune amateur Claude Mauriac qui déclare dans son journal :
« Il semble surprenant que ni Staël, ni Lanskoy - novateurs peu contestés de l'art abstrait- ne soient exposés au salon des réalités nouvelles. À moins qu'ayant l'un et l'autre dépassé les formules périmées dont usent encore la plupart des participants de ce salon, leur place eût été inexplicable dans ce qu'il faut bien appeler déjà une rétrospective (…) mais cela me fait plaisir d'apprendre que Nicolas de Staël se trouve maintenant dans le peloton de tête. »
Staël a horreur de s'aligner sur un courant quelconque, tout comme Braque auquel il rend visite régulièrement,(à sa droite avec le bras appuyé sur le mur)ce qui l'amène à s'éloigner de Domela et Dewasne. « De 1945 à 1949, la peinture de Staël se présente comme un faisceau, un lacis de formes impulsives dont les éléments formateurs, nés d'une décision rapide, loin de se perdre instantanément en elle, font valoir leur énergie propre. »
Une énergie ramassée qu'il puisait sur l'instant selon Anne de Staël qui décrit ainsi l'attitude de son père après la mort de Jeannine, et après son mariage avec Françoise Chapouton : « Ils se marient en mai 1946 sans attendre qu'une couleur sèche pour en poser une autre. Il posa à côté d'une douleur profonde le ton de la joie la plus haute. Et on peut dire que de la contradiction de pareils sentiments, il puisait une énergie. »
André Chastel, au sujet de la peinture de Staël parle d'involution. Selon Daniel Dobbels, ce terme est d'une grande force. En quelques années, Staël donne un corps à sa peinture, d'une ampleur sans égale et pour ainsi dire, sans précédent. et Tierce noir, comme une évolution en sens inverse. Staël s'écarte de l'abstraction pour former des figures identifiables : deux traits donnent à l'intervention du peintre une signification élevée.
Les Staël déménagent dès le mois de janvier 1947 pour s'installer 7 rue Gauguet, non loin du parc Montsouris.
Non loin aussi de l'atelier de Georges Braque. L'atelier est vaste, haut de plafond, il rappelle les ateliers des maîtres d'autrefois. Sa luminosité contribue à éclaircir la palette du peintre dontPierre Lecuire dit dans le Journal des années Staël : « Très étonnant personnage, ce Staël, d'une culture rare chez un peintre, sans préjugé de modernisme et pourtant, un des plus naturellement avancé. »Dès 1949 Pierre Lecuire va travailler à un livre, Voir Nicolas de Staël, dont le peintre annote les feuillets et précise sa pensée, livre-poème qui paraîtra en 1953 avec deux gravures sur cuivre de Staël.
Dans cet immeuble, Staël va rencontrer un marchand de tableaux américain : Theodore Schempp qui fait circuler son œuvre aux États-Unis, au grand soulagement du peintre qui n'apprécie guère les méthodes de la galerie Louis Carré, qu'il abandonnera pour la galerie Jacques Dubourg au 126
Brise-Lames 1947