Bergman a débarqué à Fårö pour la première fois en avril 1960. Il faisait des repérages pour Comme en un miroir. Il avait songé à situer les extérieurs dans les Orcades, en Ecosse. Les producteurs, par souci d'économie, lui conseillèrent d'explorer l'île suédoise dépouillée. Bergman obéit à contrecoeur. Ce fut le coup de foudre. Fårö est une succession de bois, de plages, d'écueils, de sable, de lacs et de récifs (raukar) creusés par le vent. Les paysages et les microclimats changent perpétuellement.

En 1741, Carl von Linné, le naturaliste fondateur de la botanique moderne, avait fait lui aussi une halte sur l'île dans le cadre de ses recherches. Fårö est complètement plate ; 102 kilomètres carrés qui s'étirent sur l'eau de la mer Baltique comme un radeau de pierre. Sur la côte Est se trouve la plage de Sudersand, un petit bijou pour les Suédois qui luttent contre l'obscurité et le froid. Ici, entre juin et août, on peut se baigner, planter sa tente et prendre le soleil, sans transpirer, sur une plage de sable aussi fin et aussi blanc que celui des Caraïbes. Mais, vue de la mer, Fårö n'est qu'un amas de rochers. A l'intérieur, on pêche sur les rives des lacs. Et dans les régions de Gåsemora, Norsholmen et Lansa, douces et hospitalières, les prés se perdent dans l'horizon au point de se confondre avec la mer. C'est ici que se dressent de vieux moulins à vent avec leur drôle de silhouette et leurs pales en bois. Partout on croise des mouflons qui broutent à côté de moutons à la laine noire. C'est près du rocher de Hammars et dans la petite baie de Dämba que l'amour entre Bergman et Liv Ullmann éclata, en 1965. L'actrice avait été choisie par le metteur en scène pour jouer dans son film Persona. Ce fut un amour incendiaire qui dura cinq ans ; leur fille, Linn, est aujourd'hui journaliste et écrivain en Norvège. Les paparazzi les suivirent jusque sur le rocher - du jamais vu à Fårö -, à l'affût d'images indiscrètes sur la passion qui liait le metteur en scène quinquagénaire au sommet de la gloire et la jeune actrice norvégienne. Une seule femme a pris la place de Liv Ullmann dans la maison-refuge de Fårö. C'est la pianiste Ingrid von Rosen, la dernière épouse de Bergman, de 1971 jusqu'à l'année de sa mort de celle-ci, en 1995.
 

La résidence du réalisateur est cachée derrière de grands arbres. Pour y accéder, on peut emprunter une route déblayée avant de s'enfoncer dans un bois, ou choisir la voie maritime jusqu'à l'un des nombreux murets de pierres sèches de Fårö. L'été dernier, des dizaines de caisses ont quitté la maison de Bergman pour rejoindre l'Institut suédois du cinéma, à Stockholm : des manuscrits, des documents, des correspondances, des scénarios, des lettres et des enregistrements d'entretiens qui devront constituer, selon les souhaits du maître, le patrimoine initial de la fondation Bergman.
 

Il y a un lien spécial entre l'île de Fårö et Bergman : c'est ici qu'il a situé l'action de plusieurs de ses chefs-d'oeuvre A travers le miroir (1961), Persona (1966), L'Heure du loup (1968), La Honte (1968), Une passion (1969) -, tourné de nombreuses séquences deScènes de la vie conjugale (1973) et terminé le montage de Fanny et Alexandre (1982).

C'est également sur l'île que le réalisateur a décidé de créer sa propre maison de production, Cinematograph, et de présenter pour la première fois l'admirable production télévisée de La Flûte enchantée (1995). Harriet Andersson, Max von Sydow, Gunnar Björnstrand, Bibi Andersson, Liv Ullmann, Erland Josephson, Ingrid Thulin, sont venus jouer à Fårö.

A Dämba, non loin de Hammars, Bergman a fait construire un petit cinéma privé. Il rêvait depuis son enfance d'une salle de cinéma pour lui tout seul. Désormais, tous les après-midi d'été, il arrive à 15 heures précises pour assister à la projection d'un des films de sa volumineuse cinémathèque. Fårö est un parc naturel que la sagesse politique suédoise a su protéger des spéculations et de clubs exclusifs. On n'y trouve aucun hôtel. Un village touristique, composé de bungalows et de jardins, est situé près du monument dédié à Olof Palme, le Premier ministre suédois assassiné en 1986, qui a passé trente étés consécutifs sur l'île. Des boutiques estivales improvisées, comme dans la localité de Friggars, proposent du poisson fumé que l'on pêche la nuit et fait macérer à l'aube. Ici et là, on rencontre des bars minuscules et quelques rares restaurants. Sur l'artère principale de l'île se trouve le bar Elvis, en hommage à Presley, tenu par Tomas, un soixante-huitard qui a quitté le nord de la Suède il y a une dizaine d'années pour s'installer à Fårö. C'est le seul bar qui ouvre jusqu'à minuit, même si les aiguilles de l'horloge sont restées arrêtées sur le 30 septembre 1955 à 17 h 45 : le jour et l'heure de l'accident de voiture fatal de James Dean.
 

A Fårö, les températures sont douces pendant le court été, mais peuvent atteindre - 20 °C entre janvier et mars : c'est l'époque où les phoques s'attardent sur les rives. On apprend à admirer la lumière de l'été, avec ses contrastes et ses intensités qui durent presque vingt-quatre heures. A Digerhuvud, au crépuscule, le soleil glisse lentement dans la mer. En quelques kilomètres, on passe des prés aux rochers, d'un lac à une plaine : on songe d'abord à l'Irlande, puis à la Suisse. A l'inverse, la localité de Langhammars, plus exposée aux vents et aux grandes marées, évoque un paysage lunaire. D'énormes blocs de roche sculptés par le vent se dressent pour observer la mer comme des sentinelles. L'un de ces rochers, en particulier, avec sa base fine, ressemble au cou féminin d'une esquisse de Modigliani. Tout ici est nu, dépouillé, rude, désolé, tout ici évoque la force de la mer en furie.

Les raukar de Fårö, disent les géologues, sont des barrières corallines émergées de la mer ; et, ajoutent-ils, Gotland et Fårö sont peut-être des morceaux d'Amérique qui ont rejoint le Vieux Continent au bout de plusieurs millénaires.
Ingmar Bergman a décidé d'habiter sur ce radeau de pierre, métaphore d'une vie réduite à l'essentiel. Mais cet homme de 85 ans passe à Stockholm des périodes hivernales de plus en plus longues. Lorsqu'il ne sera plus là, a-t-il écrit dans son testament, il souhaiterait que sa résidence ne devienne pas un musée poussiéreux, mais une école pour jeunes metteurs en scène.

* Aldo Garzia est l'auteur de Fårö, le Cinecittà di Bergman (éd. Sandro Teti).