"Ceux qui n'aiment pas Glenn Gould sont des gens abominables. Je n'ai rien à faire avec eux. Ils sont dangereux"
Thomas BERNHARDSur cette photo je note une ressemblance évidente avec Louis-Ferdinand Celine, même morphologie de vidage et mêmes yeux regardant dans le vide, un regard d'aveugle.
Glenn GOULD est né à Toronto en 1928. Il est le fils de Russell Herbert Gould, commerçant en fourrure et de Florence Grieg, lointaine parente d'Edward Grieg, le compositeur norvégien. La musique tient une place centrale dans la maison Gould, Hervert est violoniste amateur tandis que Florence joue du piano et de l'orgue et enseigne la chant à temps partiel
Il pratique le piano avec sa mère jusqu'à l'âge de 10 ans.
En effet dès l'âge de trois ans, l'enfant se met à pianoter, assis sur les genoux de sa mère. A cinq ans il peut jouer des musiques simples.
Son apprentissage commence réellement à l'âge de 10 ans lorsqu'il entre au Conservatoire de musique de Toronto, pour ses études auprès d'Alberto Guerrero (pianiste de concert Chilien) pour le piano, de Frédérick Silvester pour l'orgue et de Leo Smith pour la theorie musicale
Les parents de Gould refusent d'en faire un enfant prodige que l'on met au piano pour épater voisins et amis; son enfance est le contre-exemple de celle de Mozart, qui fut paradé dès son plus jeune âge. De santé fragile; il va à l'école où il ne tisse cependant pas de liens réels avec ses camarades. Ses affections vont plutôt du côté des animaux de la maison, ses poissons rouges et son chien
Ses parents sont assez à l'aise financièrement pour consacrer quelque 3000 dollars(de 1940) par année, à l'éducation musicale de leur fils.
Voici Glenn et son professeur de piano Alberto Guerrera
A signaler que même si Gould, plus tard se prétendra autodidacte, il étudie pendant près de dix ans avec Alberto Guerrero. Le rôle de Guerero dans la formation musicale de Glenn Gould est déterminant. Si le jeune-homme ne se contente pas d'imiter son mâtre, il gardera tout au long de sa carrière, les marques des sa formation. Gould intègre la musique de Guerrero tout en lui donnant son interprétation originale
De 1942 à1949, Glenn se consacre à l'étude de l'Orgue.
Gould commence alors au debut des années 50 à donner de nombreux concerts, essentiellement sur le continent américain, avec les plus célèbres chefs et interprètes (Herbert von Karajan, Leonard Bernstein, Yehudi Menuhin, entre autres)
Mais c'est à New-York qu'il va se faire un nom aux côtés des grands noms de la musique de l'époque. Il témoigne immédiatement d'une oreille absolue et d'une mémoire musicale hors du commun
Le début de sa renommée internationale peut être datée de son célèbre enregistrement des "Variations Golberg" de juin 1955 dans les studios CBS à New-York. Son interprétation d'une rapidité et d'une clarté des voix hors du commun, et surtout hors des modes de l'époque, fera beaucoup pour son succès. Elle est restée une référence absolue et le disque fait d'ailleurs toujours partie des bonnes ventes du catalogue CBS/Sony
De manière générale il s'est gagné une réputation internationale grâce à ses interprétations très originales , particulièrement celles de la musique de Jean-Sébastien Bach. So jeu pratiquement dépourvu de legato, presque sans pédale, les réglages millimétrés de son piano fétiche, tendu à l'extrême pour gagner encore en rapidité sont sa marque propre. Son toucher était si résolument différent qu'il en était immédiatement reconnaissable entre tous (même sans son chantonnement célèbre), et également beaucoup critiqué.
Voici quelques caractéristiques propres à Gould:
Il chantonnait souvent en jouant ce qui est perceptible sur certains enregistrements comme dans son interprétation du Clavecin bien tempéré; Celà donnait du fil à retordre aux ingénieurs du son dans les studios de l'enregistrement
Il se penchait très en avant sur son clavier, le visage au niveau des touches
Celà tenait à l'utilisation d'une seule et unique chaise pliante beaucoup plus basse qu'une banquette de piano, dont il avait scié les pieds. Cette chaise l'a accompagné toute sa vie durant. Même lorsqu'elle fut dans un état de délabrement total, il continuait à l'emporter partout où il voulait jouerMême lorsqu'elle fut dans un état de délabrement tota, il continuait à l'emporter partout où il devait jouer
Devenus les symboles de Gould, la chaise et le piano Steinway CD312 sont actuellement dans les collections d'un musée d'Ottawa
Quelle que fut la température, il portait toujours des couches superposées de vêtements, couvre-chef et gants compris
Si Glenn Gould aimait peu Chopin et les dernières oeuvres de Mozart ("Mort trop tard" selon lui ), il admirait en revanche la chanteuse Petula Clark, à laquelle il consacre un article élogieux en 1964
En 1964 il quitte définitivement la scène, à l'âge de 32 ans, pour se consacrer exclusivement à l'enregistrement en studio et à la réalisation d'émissions de radio et de télévision
Entre 1972 et sa mort, il a réalisé sept documentaires avec Bruno Monsaingeon dont "Les Chemins de la Musique" en 1974 (rebaptisé plus tard "Glenn Gould, l'alchimiste" )
Ses compositions, en revanche sont restées peu connues. Citons notamment une fugue pour choeur à quatre voix mixtes intitulée "So you want to Write a Fugue? " où le musicien nous explique avec humour comment écrire une fugue, démonstration à l'appui. Gould est également l'auteur d'un Quatuor à cordes opus 1, d'inspiration proche de la musqiue d'Arnold Schoenberg.
Considéré comme l'un des plus grands pianistes du XXe siècle, il meurt en 1982 à Toronto d'un accident vasculaire cérébral
Dans son livre sur Glenn Gould: The Ecstazy and Tragedy of Genius, le psychiatre américain Peter Oswald suggère qu'une partie du comportement de Gould, apparu à la fin de son enfance et durant son adolescence, ressemblait à la condition appelée SA (Syndrome d'Asperger), une variante de l'autisme. S.Timoty Maloney (Directeur de la Division de la musqiue de la Bibliothèque nationale, intrigué par ce rapprochement a alors mis en parallèle un certain nombre de comportements caractéristiques de Gould et des symptômes de la maladie d'Asperger
Il a remarqué que certaines personnes souffrant de ce syndrôme avaient une hypersensibilité de certains de leurs cinq sens et une hyposensinilité pour d'autres. Or Gould était hypersensible au toucher, à la vue et à l'ouïe et hyposensible au goût et à l'odorat
Gould avait une obsession pour les routines et rituels immuables, une autre caractéristique manifestée par les autistiques. Pour Gould, il y avait une routine pour tout. C'était comme si la répétition constante de certains rituels lui permettait de se sentir en sécurité. Ses rituels incluaient le trempage de ses bras (dans de l'eau tellement chaude qu'elle laissait sa peau écarlate ) avant un spectacle et son refus bien connu d'abandonner la chaise pliante que son père avait adaptée pour son usage, même quand l'usure et les déchirures l'avaient réduite à un cadre (sans siège )
grinçant et bancal tenu ensemble par du ruban adhésif, des cordes de piano, de la colle et des vis
Les victimes du SA ont en général beaucoup de difficulté à manifester un comportement socialement acceptable. Dès sa petite enfance et durant toute sa vie, Gould eût des difficultés au niveau social. L'école fut une expérience malheureuse: on dit qu'il comptait chaque seconde jusqu'à l'heure ddu dîner. Il vécut ses premières années comme un solitaire au tempérament violent. Adulte on retrouve plusieurs exemples de son manque de courtoisie fondamentale (comme téléphoner aux gens au milieu de la nuit) et son manque de sens commun quand il conduisait, gérait son argent et prenait soin de sa propre santé. Pour ce qui est de sa musique, il était décrit comme inflexible quant à son choix des répertoires et des tempos. Sa fascination pour la technologie et les animaux fournit une autre indication, les deux étant des exutoires qui lui permettaient d'éviter l'interaction humaine
On sait aussi qu'il a souffert de plusieurs problèmes de santé chroniques caractéristiques des victimes du SA, tels que des problèmes gastro-intestinaux et des affections des voies repiratoires supérieures
Gould manifestait aussi des mouvements anormaux: une démarche bizarre, une posture médiocre, de la maladresse, des mouvements stéréotypés répétitifs tels que se bercer, fredonner et battre la mesure au clavier ainsi que ses gestes de direction d'orchestresI
l faut aussi signaler les nombreuses collaborations avec le violoniste Yehudi MENUHIN (que j'ai connu et sur lequel je reviendrai)
Gould avait la capacité de traiter simultanément un grand nombre de données et d'en retenir les détails pendant des périodes de temps indéfinies. Beaucoup ont observé que Gould avait une mémoire musicale photographique, lui permettant de se souvenir de quantités impressionnates de partitions musicales et de créer à volonté des transcriptions pour piano, d'oeuvres d'opéras et d'orchestres. Sa mémoire auditive lui donnait le ton juste et sa mémoire kinesthésique lui permettait de revenir à une oeuvre musicale des annés après sa dernière interprétation, et de la jouer parfaitement. De telles prouesses de mémoire sont caractéristiques des capacités des autistiques
La masse critique de preuves anecdotiques recueillies par M.Maloney l'ont convaincu que, loin d'être délibérément excentrique et d'alimenter la controverse uniquement pour attirer l'attention ou vendre plus de disques, Glenn Gould a été poussé par l'autisme vers cet étrange comportement et la réclusion qu'il s'était imposée A signaler aussi évidemment le remarquable livre-roman de l'autichien Thomas Berhard intitulé "Le Naufragé", un livre- fugue sur Glenn Gould que Bernhard admirait totalement. Bernhard avait fait des études assez poussées de violon et il s'est mis en scène dans ce roman comme deuxième pianiste (Wertheimer), Gould étant le premier. Celà se passe en 1953 au Mozarteum de Salzbourg où tous deux suivent le cours de Vladimir Horowitz, ce qui est une fiction car il semble que Bernhard n'ait jamais rencontré Gould. Bernhard a en littérature le même rythme répétitoire obsessionnel que celui de Gould.
Ce livre est sorti en 1983, un an après la mort de Gould
Voici des extraits d'un courrier échangé par une amie Liliane Guisset, pianiste et écrivain avec Glenn Gould. Tout à fait étonnant !!!
Liliane Guisset
Cher Monsieur Gould,
J'ai bien entendu écouté votre version des préludes et fugues de feu Jean-Sébastien. Il est de bon ton (...) de la préférer à toutes les autres. Pardonnez-moi mais je préfère l'approche sensitive -et donc irrévérencieuse- de monsieur Richter. Ma triple question est la suivante: l'idée de la perfection vous a-t-elle hanté au point d'en perdre la raison? Quelle oeuvre du répertoire romantique préfériez-vous? Quels compositeurs trouve-t-on (ou ne trouve-t-on pas) au paradis -pour autant que vous y soyiez...?
À un de ces jours, monsieur Gould.
Bien respectueusement à vous.
Chère Liliane,
Ce que vous m'écrivez dans votre lettre me rassure assez quant à la «culture des auditeurs» de votre époque : premièrement vous faites l'effort de comparer plusieurs interprétations d'une oeuvre, ce qui est déjà très louable. Et deuxièmement vous ne vous soumettez pas à l'avis de la critique, qu'elle soit majoritaire ou non, et là cela devient valeureux. J'espère que votre cas est généralisable...
Je reste étonné d'apprendre que mon interprétation du clavier bien tempéré soit devenu la préférée des critiques. Vous le savez certainement mais je ne fus pas toujours le «chouchou» de cette classe. A vrai dire : tant mieux, car à cette époque, la critique était largement dévoyée. Elle était fondée sur des jugements esthétiques qu'ils se permettaient de généraliser pour en faire de ces conseils soi-disant valables et définitifs si agaçants. Du coup : ça ne valait rien : tout le monde avait raison contre tout le monde (ce qui d'ailleurs est complètement normal : tout le monde a le droit d'aimer ou de ne pas aimer. Mais utiliser ce goût dans un sens critique : c'est tout bonnement immoral). Si dans votre temps l'activité de critique musicale s'est replacée à l'endroit qu'elle n'aurait jamais dû quitter -c'est-à-dire la production d'un jugement objectif sur des critères objectifs et rien de plus- alors je suis flatté d'être le favori. Sinon, cela n'a aucune importance. Vous me dites préférer Richter? Et bien me voilà de nouveau honoré! Honoré d'être comparé à un si grand génie. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que j'ai droit à cet honneur: si je me rappelle bien, il doit y avoir un numéro de Musical America qui évoque ce lien à propos de mes interprétations de Brahms. Enfin peu importe : je suis un grand admirateur du pianiste soviétique et reste complètement fasciné à chaque fois que j'ai l'occasion de l'entendre (je me rappelle notamment de l'un de ses passages à Toronto: Je l'avais alors regardé à la télévision, et c'était tout simplement miraculeux). Savez-vous d'ailleurs que je l'ai rencontré à Moscou en 1957?
Mais en ce qui concerne le Clavier Bien Tempéré, je ne crois vraiment pas qu'il faille instiller de l'exclusion entre nos deux interprétations (je parle d'exclusion car c'est une dimension inhérente au concept de préférence que vous utilisez). De toute façon, aucune interprétation n'est à exclure lorsqu'elle est honnête et sincère, et c'est évidemment le cas pour Richter. Quant à l'irrévérence, je ne vois pas en quoi cela serait un argument pour juger de la valeur de qui ou de quoi que ce soit. Dès lors que l'idée de « tradition interprétative » est complètement absente de mon esprit, l'irrévérence n'a pas de sens pour moi. Ce qui compte c'est d'être convaincu intimement de ce que l'on fait, que ce soit irrévérencieux ou non.
Après ce très long préambule, j'en viens à vos trois questions. D'abord, l'idée de perfection. Tout dépend de ce que l'on entend par perfection. Si c'est se rapprocher le plus possible d'une quelconque «authenticité» ou bien d'un soit disant «esprit du compositeur», alors cela m'indiffère complètement. Par contre, je reste obsédé par la reproduction parfaite de la conception intellectuelle de l'oeuvre que j'étudie. Car entre la lecture, la compréhension, l'analyse d'une partition et le résultat sonore qu'on tire de son instrument : il peut y avoir un vaste fossé. C'est là que l'idée de perfection entre en jeu. En fait, vous soulignez là une dimension importante de ma vie. Si j'ai fini par fuir l'arène de la salle de concert, si je me suis réfugié au sein du studio d'enregistrement, si j'ai souvent privilégié une certaine forme d'existence solitaire, c'est bien peut-être parce que j'avais le sentiment que le concert ne permettait que très rarement de produire des interprétations vraiment parfaite vis-à-vis de mes conceptions, que l'enregistrement offrait tous les moyens techniques pour y parvenir mieux, et que l'immersion dans la vie sociale ne permettait pas d'acquérir le recul nécessaire à la réflexion, à la contemplation, etc. Et je dois confesser qu'avec le temps: je deviens de plus en plus exigent de ce point de vue. Un bon exemple est que je réalise aujourd'hui bien plus de prises d'une oeuvre que je n'en faisais à mes débuts. Donc oui, je lëavoue, il a peut-être une forme d'obsession. Cependant, je ne pense tout de même pas avoir perdu la raison, bien que certaines personnes, et même dans mon entourage, en sont intimement persuadées!
Votre deuxième question porte sur l'oeuvre romantique que je préfère (bien que je n'aime pas ce mot, vous l'aurez compris). Je vais certainement vous surprendre, mais je suis quelqu'un de profondément romantique (si, je vous assure!). Hélas, peu de compositeurs de XIXème siècle, et en particulier chez les romantiques, ont écrit quelque chose d'un peu sérieux pour le piano. De plus, ce genre d'exercice où il faut choisir un oeuvre parmi des milliers me parait insurmontable. En choisir une, c'est en exclure une quasi-infinité. C'est une forme de violence. Je vais donc plutôt vous citer deux oeuvres, au hasard (mais qui m'ont marqué grandement). D'abord, (et si vous m'accordez qu'il s'agit là d'un compositeur romantique), je citerai la cinquième symphonie de Sibelius. A dire vrai, cette oeuvre se rattache surtout à bien des expériences personnelles (notamment son audition à la philharmonie de Berlin, par Karajan, qui fut une expérience inoubliable pour moi). Et si il fallait citer, comme ça, une oeuvre pour piano, je choisirai les variations chromatiques de Bizet. C'est certainement ce que l'on a fait de mieux au piano pour cette époque.
Enfin votre troisième question. Vous sous-entendez, je suppose, les compositeurs qui auraient pu décrocher un ticket pour le paradis grâce à leur musique. Evidemment, comme je m'efforce de ne jamais dissocier l'acte artistique de sa facette morale, cette question prend doublement son sens! Alors, et c'est un peu un lieu commun de le dire aujourd'hui, celui qui remporte la première place est à mes yeux Jean Sébastien Bach. Se situeront avec lui tous ceux qui n'oublieront pas l'immense responsabilité qui est contenue dans tout acte créateur, et notamment dans l'art.
Pour terminer, en ce qui concerne votre dernière allusion, je n'ai pas la prétention de connaître les volontés divines à mon endroit!
J'espère avoir répondu à vos interrogations.
Vôtre,
Glenn Gould.
Liliane Guisset
Cher Monsieur Gould,
En vous interrogeant, je ne m'attendais pas à ce que vous me répondiez avec autant de pertinence et de sérieux. C'est un peu comme si j'avais jeté au vent quelques semences inconnues, m'attendant à voir pousser deux ou trois bleuettes. Et voilà que je récolte des fleurs fortes. Merci beaucoup. Je suis absolument d'accord avec ce que vous dites, excepté peut-être sur deux points.
Premier point: votre volonté quasiment douloureuse de décrypter le mystère de la partition et de servir cette dernière le plus fidèlement possible vous a amené un jour à fuir les salles de concert. Quel dommage... C'est le public, l'atmosphère des salles, la fatigue, la peur, qui permettent à l'interprète de se surpasser. C'est le défaut, la faille, le providentiel «accident» qui rendent une interprétation unique. Le facteur humain, auitrement dit. Vos interprétations sont irréprochables et c'est bien ce que je leur reproche parfois. Mais, comme Richter -bien que dans un autre sens car Richter était éminemment charnel- vous êtes un homme d'excès et là, je vous suis tout à fait.
Second point: vous semblez dire que le répertoire romantique n'a rien laissé de vraiment sérieux. Que faites-vous des Kreisleriana de Schumann, de toutes les sonates -pour piano- de Beethoven et de Schubert, des deux terribles concertos -pour piano toujours- de Brahms... pour ne citer qu'eux!
Mais j'ai dû mal vous comprendre. Pardonnez à l'anonyme que je suis...
Avant d'en terminer, savez-vous que l'écrivain autrichien Thomas Bernhard vous a «convoqué» à sa manière dans un très beau livre intitulé «Le naufragé»? Vous-même avez écrit, je crois...
Au revoir monsieur Gould. Puissiez-vous transmettre à monsieur J.-S. Bach l'expression de ma plus profonde gratitude. Comme disait Cioran, Dieu lui doit beaucoup.
Très respectueusement à vous,
Liliane
Ma chère Liliane,
Je suis désolé de vous répondre si tardivement, mais votre lettre s'est perdue dans la montagne de papiers qui envahit mon appartement. Je viens de la retrouver. Elle n'était pas si loin: je ne sais pas comment mais elle a fini par se retrouver juste sous la partition des Goldberg. C'est étonnant, non?
Encore une fois, je vous répondrai point par point. Que je passe beaucoup de temps sur les partitions pour les «décrypter», je veux bien l'accepter. J'essaie toujours de faire ressortir la structure de l'oeuvre, que celle-ci soit apparente ou non, voulue par le compositeur ou non. Et pour y parvenir, il faut bien sûr passer beaucoup de temps sur la partition. Mais en aucun cas, encore une fois, je ne cherche par ce travail un quelconque «mystère» dans l'oeuvre, qui lui serait inhérent, et qui s'y trouverait depuis toujours sans que personne encore ne l'ai trouvé. Comme je vous l'ai dit (Je finis par me répéter avec l'âge! La sénilité approche!), que le compositeur veuille ce que je trouve dans son oeuvre, ou ne le veuille pas, cela m'importe peu (Par exemple, il m'est arrivé une fois de me demander si Oskar Morawetz comprenait bien sa propre musique. Et je lui ai dit d'ailleurs). Donc, rien ne saurait être dans la partition de manière absolue: il n'y a que ce qu'on y trouve. Il n'y a que là que se loge mon travail.
Maintenant, si j'ai quitté les concerts, c'est tout simplement parce que le concert ne permet pas d'obtenir les meilleurs résultats de ce point de vue. De temps en temps, on y fait des choses valables: mais la probabilité de faire de l'exceptionnel en studio est bien plus grande! D'ailleurs regardez les expressions que vous utilisez: l'atmosphère des salles (Je suppose que vous entendez par là la chaleur, les courants d'air, les grincements des chaises, et surtout le charmant contrepoint des toussotements durant les cadences), la fatigue, la peur, se surpasser... tout ceci révèle bien que le concert n'est pas un milieu idéal de création. Si on peut s'en passer (Je repose encore une fois ma question. La sénilité je vous dit!) pourquoi faudrait-il s'y soumettre? Et surtout: vous affirmez que l'originalité ultime d'une interprétation est dans l'erreur? Donc ceci confirme bien mon impression: les publics de concert n'attendent qu'une chose: c'est la faute de l'interprète! Ce genre d'atmosphère viciée par la compétition ne me convenait plus, et je me sens beaucoup mieux ainsi. Ce qui est vraiment dommage, c'est que tant de brillants interprètes perdent leur temps loin des studios.
Pour le second point, au risque de profondément vous décevoir, je suis obligé de confirmer mes propos: le répertoire romantique pour piano est loin d'être au sommet de mon hit-parade personnel. D'abord, quelques commentaires sur les musiciens que vous citez. Vous citez Schumann. Tant mieux, c'est ma cible favorite. Vraiment, à bien y regarder, parmi les grands compositeurs, Schumann est probablement le plus surestimé, le plus faible (dommage que la misogynie ait laissé sa soeur dans les coulisses), et les raisons des passions qu'il déchaîne m'échappent complètement. Pour Beethoven, vous avez raison, il faut nuancer. Il a écrit des sonates magnifiques. Je trouve les premières admirables, dans tout leur équilibre des registres et leur relative indifférence instrumentale. J'adore aussi la sonate Les Adieux, ou encore la Pastorale, pour leur douce atmosphère automnale. Et même, je vais vous surprendre, mais je prends un grand plaisir à l'écoute de la sonate Au Clair de Lune, surtout si on met en perspective les différents mouvements qui s'articulent intuitivement à merveille. Par contre, je réprouve complètement des sonates comme l'Appassionata, ou la Pathétique, avec leur frugalité thématique, leur pauvreté harmonique, et le coup de force que Beethoven nous inflige pour essayer de faire passer tout ça. Bref, dès que Beethoven essaie héroïquement d'être Beethoven, la recette ne fonctionne plus, en tout cas pour moi. Ensuite Schubert. Evidemment, on peut trouver que Schubert est romantique... mais encore quelques années, et il aurait finir par écrire comme Mozart! (À moins que cela ne soit Mozart qui se dirigeait vers Schubert? Un peu des deux probablement). Enfin Brahms. Nombreuses pièces de Brahms dénotent un grand génie. Comme vous le savez, j'ai enregistré des Intermezzi et c'est là un enregistrement dont je suis assez fier, car j'y ai retrouvé une atmosphère d'improvisation délicate et feutrée qui leur sied à merveille. J'ai aussi joué le premier concerto pour piano de Brahms, que je connais particulièrement bien. C'est une oeuvre problématique. Elle l'était déjà pour Brahms qui avait commencé par en faire une sonate pour deux pianos, puis une symphonie. Il y a des moments absolument remarquables. Des intuitions et des innovations architecturales sans pareilles (pensons par exemple à cet accord de si bémol majeur juste au début d'une oeuvre en ré mineur: effet garanti). Mais il y a aussi des moments où cela passe moins, où il faut meubler... et finalement, ce concerto représente bien mon avis général sur Brahms.
Mais maintenant d'un point de vue général sur les premiers romantiques, que sont ces exceptions par rapport à l'immensité (Immensité à deux dimensions: au nombres d'oeuvres, mais aussi à la fréquence de leurs interprétations et de leurs enregistrements aujourd'hui) du répertoire des Liszt, Chopin, ou Schumann? Or tous ces compositeurs sont relativement de second ordre. Ils s'y connaissent fort bien pour faire du spectacle au piano: les arpèges et les gammes virevoltent, les fortissimo explosent, les mains semblent voler au-dessus du clavier, et tout cela noyé sous la pédale utilisée à outrance. Mais en terme de composition, qu'y a-t-il sinon des formes relativement faibles et faciles? (Il suffit de ne jeter qu'un coup d'oeil aux parties de mains gauche de Chopin pour comprendre). Ils furent de grands pianistes, sans aucun doute. Mais de piètres compositeurs.
Votre dernière remarque excite mon intérêt. Je ne savais pas que cet écrivain m'avait utilisé dans l'un de ces livres. De quand cela date-t-il? Et surtout de quoi s'agit-il? Cela m'intéresse grandement.
C'est un plaisir de correspondre avec vous,
Glenn Gould.