En 2000, Françoise
Lefèvre et les Editions du Rocher, publient "EN NOUS DES CHOSES TUES", pour une autre approche de l'écriture au collège(13e
ouvrage"
Où est notre première souffrance?
Elle est née dans les heures où nous
avons entassé en nous des choses tues
(Gaston Bachelard
L'Eau et les Rêves
Editions Corti )
En 1993, Françoise Lefèvre décide d'animer un atelier d'écriture dans un collège d'un quartier populaire de Dijon. Elle dispose de trois quarts d'heure par cours. Cette expérience va durer 3 ans, jusqu'en 1995. On peut donc dire qu'elle se situe notamment à l'époque de gestation de "Surtout ne me dessine pas un mouton" publié en 1995. La publication de cette expérience d'Ateliers d'écriture n'aura cependant lieu qu'en 2000
"On a à peine le temps de commencer d'être bien ensemble, d'avoir confiance que déjà l'horrible sonnerie retentit. Petite chaise électrique. Je vois dans leurs regards qu'ils n'ont pas envie de partir. Moi non plus. Ensemble on a frôlé des rêves. On a construit des phrases qui sont comme des maisons, des tentes d'indiens ou des cabanes de trappeurs. On s'est promené dans des souvenirs tristes ou heureux, on a secoué ses ailes pour essayer de voler, on a survolé des fleuves, on s'est caché dans des jardins remplis de hautes herbes. On a dormi dans des arbres. On s'est souvenu d'êtres disparus. On a osé parler d'amour. On a osé écrire noir sur blanc ce qu'on a sur le coeur. Sans se soucier des règles de grammaire ni de l'orthographe. Et voilà qu'à cause d'une sonnerie stridente, on doit se séparer..."
Mais les choses vont véritablement se déclencher le jour où Françoise va lire à son atelier une letrre rédigée par les élèves d'un autre collège, à savoir celui de Venissieux.
"Nous sommes les élèves de quatre classes. Deux CM2 et deux classes de collège et c'est la deuxième année que nous travaillons sur le thème de la barbarie. Pourquoi avons-nous choisi ce thème, parce qu'il nous concerne: il y a trop de barbarie dans la vie de tous les jours. Il y a aussi une autre raison: une des écoles primaires est à Oradour- sur-Glane et l'un des collèges est à quelques kilomètres. Or le dix juin 1994 marquera le cinquantième anniversaire du massacre d'Oradour. Nous préparons la commémoration de cet acte de barbarie
Mais notre projet s'appelle: " je t'écris pour la vie". Nous aimerions que les adultes qui vivent dans un monde complètement différent du nôtre nous donnent leur opinion sur les moyens de lutter contre la barbarie pour ne plus connaître les atrocités que d'autres générations ont subies et dénoncer celles qui existent; Voulez-vous être notre partenaire? Nous aimerions beaucoup connaître votre point de vue sur les questions suivantes: Qu'évoque pour vous le nom d'Oradour? En quoi vous sentez-vous concernée par la commémoration du massacre d'Oradour? Avez-vous déjà été confrontée à une forme de barbarie dans votre enfance? Dans votre métier? Pour vous existe t-il un moyen de faire reculer la barbarie dans le monde et éviter l'indifférence face à elle? Quels conseils pouvez-vous nous donner? "
Signé : Les élèves des écoles et collèges d'Oradour - Saint-Junien - Venissieux
En accompagnement, une plaquette "Je t'écris pour la vie", foisonnante de phrases poétiques, éditée par l'association Traction Avant et
Cie. En voici quelques extraits:
"Je t'écris pour m'éloigner de ce désert.
Le paradis c'est quand je suis chez moi,
que je prends mon accordeon
et que j'oublie toute la misère
Je t'écris parce que les ruines me font peur
Je t'écris parce que jouer est une façon de s'aimer
Pourquoi les filles portent-elles de jupes?
Parce qu'il y a des volets aux fenêtres.
Je t'écris parce que j'adore le silence du chien
Je t'écris parce que j'aime beaucoup les
ponts
Et voici un extrait de la réponse de Françoise aux enfants des ces
trois écoles, réponse qui porte sur ORADOUR précisément :
"Je l'ai visité quand j'avais douze ans. C'était l'été. Un soleil de plomb. Le silence. Le silence des ruines et des ossuaires. Juste distrait par le chant des oiseaux.
Ce jour-là j'ai su qu'Oradour entrait dans ma poitrine. J'ai su qu'Oradour ne me
quitterait jamais et que le silence d'Oradour se poserait devant moi.
Aujourd'hui c'est de là que vous m'écrivez. D'Oradour je me souviens des ruines. Je me souviens d'une machine à coudre dans les ruines. Je me souviens d'une église aux dalles tachées de
sang. Le guide a dit qu'on y avait enfermé les femmes et les enfants et que tous y furent massacrés. Brûlés vifs.
Tandis que je marchais dans l'Oradour l'été de mes douze ans, l'air était brûlant. C'était probablement l'été 1954. Dans les ruines j'entendais les cigales. Des enfants échappant à leurs parents couraient dans les rues pétrifiées de silence et de chaleur pour cueillir les coquelicots qui avaient poussé entre les pavés.
Je ne savais pas que partout dans le monde les massacres se perpétueraient. Que la barbarie continuerait. Elle n'a jamais cessé.
Mais toi aujourd'hui à Venissieux, à Oradour, à Sarajevo, dans un village d'Algérie, dans un camp de réfugiés, tu seras aux commandes demain. Peut-être pourras-tu changer ce monde?
Votre lettre arrive au bon moment car figurez-vous que cette année j'ai voulu moi aussi accompagner des enfants de votre âge dans un collège de Dijon. J'ai l'espoir de leur donner un bon virus, celui d'écrire, celui de dire ce que l'on a sur le coeur. Celui d'entreprendre. Celui de créer, de fusionner avec les autres, celui de se dépasser. Celui de partager, de lutter. Celui d'aimer.
Ce serait bien de lancer des ponts partout. Quand on aura nous aussi un petit livre, je vous l'enverrai
A ce propos je viens de retrouver votre livre. Je l'ai apporté au collège. Des élèves de l'atelier en ont aussitôt lu des passages à voix haute. J'en ai lu aussi. Pour vous répondre ils vous ont écrit une lettre dont chaque phrase commence par "je t'écris".
C'est ce jour-là que tout a vraiment démarré. Les enfants de l'atelier ont eu un vrai désir de répondre. Ils ont ressenti l'urgence d'écrire. Je leur ai juste dit de commencer chacune de leurs phrases par "je t'écris"
Je t'écris pour te donner la main
Je t'écris pour te dire que l'amitié et l'amour c'est important.
Je t'écris parce que c'est une liberté
Je t'écris parce que j'ai envie de dire ma vie
Je t'écris pour que les guerres s'arrêtent et les villages renaissent
Je t'écris parce que j'ai peur de la vie.
Je t'écris parce que j'aimerais être une lettre pour traverser le ciel.....
Voici un exemple des cahiers remplis à l'époque par les élèves :
Ensuite je suis venue avec des phrases de poètes, celles de René Guy Cadou(La Vie entière-Seghers):
"Pourquoi n'allez-vous pas à Paris?
-Mais l'odeur des lys! Mais l'odeur des lys !...
Je suis malade du vert des feuilles et de chevaux
De servantes bousculées dans les remises du château...
Mais moi seul dans la grande nuit mouillée
L'odeur des lys et la campagne agenouillée
Des phrases de Xavier Forneret, né à Beaune 1809-1884, Presque personne ne le connaît. pourtant on peut le considérer comme le précurseur du surréalisme:
"Par un soir où tout le souffle des anges volait sur la figure des hommes; par un de ces soirs où l'on voudrait avoir mille poumons pour leur donner à tous cet air qui semble venir des jardins du ciel; - sous d'énormes vieux arbres plantés dans des brins d'herbe, un pavillon étalait à la lune ses ailes oblongues et délabrées"
Des vers aussi de Rimbaud, de Victor Hugo...et puis de Gaston Bachelard (L'Eau et les Rêves) des phrases telles que celles-ci:
"La peine de l'eau est infinie"
"La roulade du merle est un cristal qui tombe, une cascade qui meurt. Le merle ne chante pas pour le ciel. Il chante pour une eau prochaine"
"Comment aussi expliquer autrement que par la poésie des sons des eaux tant de cloches englouties, tant de clochers submergés qui sonnent encore, tant de harpes d'or qui donnent de la gravité à des voix cristallines
Enfin pour moi cette phrase bouleversante, toujours de Bachelard, qui explique peut-être ma démarche auprès des enfants:
"OU EST NOTRE PREMIERE SOUFFRANCE (...) Elle est née dans les heures où nous avons entassé en nous "DES CHOSES TUES"
Un autre jour, je suis arrivée avec un grand cabas contenant un bâton de pluie, un bol tibétain, un coffret de senteurs que je m'étais procuré chez l'Artisan Parfumeur. Ce dernier était fort intéressant. Dessus c'était écrit "Je me souviens". A l'intérieur huit flacons, recelant une odeur agréable ou étrange, censée évoquer un souvenir. Sur chaque flacon, une étiquette bleue avec un court intitulé, évoquant le contenu du flacon: Le Baiser du Soir-Fugue au Grenier-Au coin du feu- C'est la rentrée-Les grandes Vacances- Histoires de linges-Mon quatre heures- Premier âge. Je découpais des bandelettes dans du papier cuisine absorbant que j'imprégnais du contenu d'un de ces flacons. Je leur demandais d'inspirer l'odeur de cette lingette imprégnée. En moins de dix minutes, ils trouvaient l'intitulé du flacon; Dès cette découverte, chacun était prêt à écrire le poème ou le texte qu'il voulait.
L'dée du bol tibétain
m'est venue alors que je le faisais chanter chez moi; C'est un acte qui demande une grande concentration. On appuie un petit pilon en bois à l'extérieur du bol en le tournant lentement et en
maintenant une
certaine pression, jusqu'à ce que
s'élève un son étrange qui calme et fascine à la fois. C'est un son qu'on ne peut entendre nulle part. Bien qu'il évoque le bourdonnement de millions d'abeilles, il semble provenir d'un autre
monde. On se trouve comme dans un état d'apesanteur, un voyage interplanétaire. Les vibrations produites par l'alliage de sept métaux ont un pouvoir des plus
apaisants.
Presque toujours ce sont les élèves agités qui demandent à faire chanter le bol. Quand le chant s'arrête, il manque quelque chose. C'est de là qu'on écrit. De ce manque. Mais aussi du désir de retrouver cet état de grâce et de légèreté qui donne naissance à une certaine écriture.
Autre expérience; Prenons le jour du Feu
La bande de papier est au tableau. En principe nous devons concourir pour une nouvelle dont le thème est le feu sous toutes ses formes, sous tous ses aspects. J'écris au tableau les mots que je veux. Très vite je suis suivie. Les mots explosent sur la longue bande de papier:
Feu d'orgueil Passion
Rouge Démon
Diable Braises Queue du diable
Fourche Trident Lave
Crêpe flambée
Chaudron
Nous nous trouvons alors devant une sorte de partition éclatée. L'idée me viendra un peu plus tard de construire un texte en douze parties, puisqu'il y avait douze participants, et de commencer par le feu cosmique pour finir tout doucement vers le feu intime. Chacun commencerait par...
"Moi Jean ou Moi Céline.
De la sorte chaque récit serait identifié et chaque jeune auteur achèverait sa partie par cettte
phrase:
"Qui pourrait croire qu'une flamme, une petite flamme ait tant de mémoire ? "
Voici par exemple le texte d'Hugo, le fils de Françoise, celui du "Petit Prince Cannibale"
MOI, JULIEN-HUGO
"Je me souviens de la flamme qui a traversé des siècles et des millénaires, comme elle a parcouru le monde et l'univers...Elle a vu la création des planètes et des étoiles. Elle sait pourquoi le ciel est bleu, pourquoi le soleil brille
Qui pourrait croire qu'une flamme, une petite flamme ait tant de mémoire?...
J'entends ce qu'elle dit:
...Feu qui brûle d'une étoile orange.
Feu qui fait exploser les étoiles
Une météorite se cogne contre une planète.
Des orages envoient des éclairs.
La foudre rebondit dans le ciel, éclate dans un cratère, et retombe sur le sol d'où jaillissent des jets de lave giclant des flammes. Brûlant des
chevaux...
Feu des enfers !
Flamboyant sur une aile de dragon.
Des éclairs attisent les braises du feu dévastateur qui brûle la plaine. Et les vallées sont en flammes.
Dans une grotte rouge, des démons aux cornes ardentes mangent les étoiles.
Rien ne peut éteindre le feu.
Il brûle même la glace.
Je suis pris par le feu
Je suis enrobé par ses flammes.
Je cours mais il n'y a aucune sortie. Je suis dans le rouge, le jaune, le noir, le gris des cendres qui tournoient autour d'un trident comme des cyclones, des tornades. Tout explose. Bombes de
braises. Flammes qui jaillissent. Flammes qui renaissent.
Feu de langue de lion
Tout explose !
Je suis entraîné dans des jets de lave qui m'envoient sur une terre brûlante, flamboyante, qui s'ouvre et me fait tomber dans des profondeurs infernales. On me lance des cailloux ardents. On me regarde avec des yeux de braise. On me donne des coups de cornes. On me pique avec un trident. On crache de la lave qui me brûle. Je suis éjecté par des bombes de braise.
Qui pourrait croire qu'une flamme, une petite flamme ait tant de mémoire ?
J'aurais beaucoup à dire sur cet atelier d'écriture que j'ai animé durant trois ans. Ces trois quarts d'heure volés à leur pause méridienne, c'était pour les enfants, plutôt inconfortable. Pour moi aussi. Je n'ai pu accomplir avec eux le travail nécessaire sur leurs textes
Comme il est agréable, au fond, de n'avoir personne à remercier et sûrement pas le petit "Fief des Ecrivains" sis à Paris, qui se targue d'envoyer les écrivains dans les écoles. Quand j'ai été les voir pour solliciter une aide, j'ai été reçue comme un chien dans un jeu de quilles. Quand je leur ai envoyé la brochure rassemblant les textes des enfants, je n'ai jamais reçu de réponse. Et ils prétendent s'intéresser aux écrivains se rendant dans les écoles !
Je n'ai pas davantage à remercier pour leur aide, les quelques ronds-de-cuir de notre opulente Bourgogne. Après m'avoir accordé du bout des doigts, du bout des lèvres, une aide financière pour la première année, ils se sont empressés de me la supprimer les années suivantes. A eux aussi j'ai adressé ma brochure. Ils n'ont pas répondu.
Lors d'un entretien dans un magazine, au sujet de mon atelier d'écriture dans ce collège et de mes innombrables visites dans d'autres établissements scolaires de la région, évidemment jamais rémunérées, j'ai dit ce que je pensais. Un rond-de-cuir dont j'ai oublié le nom a demandé un droit de réponse. Parce que ses services m'avaient versé trois sous la première année, il prétendait qu'il m'avait aidée à créer mon atelier ! Un comble !. Face à cette incurie galopante, le mieux était donc de continuer à être bénévole.
Mais comme le chante Piaf : Non ! rien de rien...Non ! Je ne regrette rien...
Et je remercie tous ces enfants de m'avoir ouvert un peu plus les yeux sur le monde et de m'avoir fait comprendre ce qu'il leur manque.
En 2000 également c'est la publication de SOULIERS D'AUTOMNE(14e ouvrage)
" La vie est singulièrement brève mais pourquoi l'histoire de mon amour est-elle en moi plus longue que ma vie?"
(André Dhôtel, la Nouvelle Chronique fabuleuse). Cette phrase est la clé de ce livre, celle qui va libérer Françoise et lui permettre finalement d'écrire "Souliers d'Automne". Voir plus bas
André Dhôtel est né en 1900 à Attigny (route Rimbaud-Verlaine) et décédé en 1991 à Paris. Il a écrit une quarantaine d'ouvrages dont "Le Pays où l'on n'arrive jamais" couronné par le Prix Femina en 1955
Dans ce livre Françoise Lefèvre va traiter des sujets les plus divers. Jugez-en:
De brefs enchantements - L'oiseau bleu finira bien par frapper au carreau - La voix du Commandeur -
Comment écrire un vrai best-seller - Complainte du "cercle des critiques disparus" - Encore la voix du commandeur
Les gnomes du marketing me soufflent de bons sujets - D'après eux, voici le titre qu'il me faut - Barbaque
Dernier recours - Soudain une idée lumineuse - Un fichier nommé Ange Doc
L'Ange évanoui - Comment se réveillent de très anciens chagrins qu'on croyait guéris - Retour à la nuit
- Non à la mélancolie noire - Une mésange se tue contre la vitre - Il faut continuer
- Quand la réalité dépasse la fiction - C'est alors qu'à minuit.. - Derrière ma fenêtre
une face pâle et flottante comme une lune
Les images de la honte - Une colonne interminable qui n'est qu'un long sanglot de femmes
et d'enfants marchant vers l'exode - A nouveau nuit et brouillard
Cette vieille lanterne de l'amour - A chaque aube un oiseau rieur
Sur le trottoir d'en face une jeune mère et ses fillettes blondes. La regardant faire, je retrouve courage
La plus haure image de l'amour contre le prêt-à-jouir. Coitus ininterruptus debilus
etc...
Toi qui écris sous ce pauvre ciel - L'enchantement
Une phrase qui sauve - Un auteur très attendu
On me demande de rédiger un argumentaire- Mon texte entier s'efface de l'écran
Entrer dans une phrase comme dans une demeure -
Je trouve une plume posée sur mon clavier - Passage de l'ange
Il neige -
Envol du dernier enfant - Sous le front calme de la laitière de
Vermeer
D'abord quelques extraits du livre, picorés à gauche et à droite. Qui pourra encore nier que toute oeuvre en gestation, ressemble à un accouchement, pas du tout "sans douleurs"
"Depuis combien d'heures et de jours suis-je assise à ma table de travail, prostrée, desséchée, calcinée, invoquant ombres et lumières, vivants et disparus. il me semble que toute une ronde d'êtres évanouis, atrocement absents, atrocement muets se tient autour de moi. Nulle plainte, nul chuchotement. Juste ce bruissement léger des âmes m'invitant à les suivre...Je manque de m'écrier:"Je ne me sens pas prête". Non je ne suis pas prête pour ce genre d'embarquement. Mais aucun son ne sort de ma bouche... Alors j'écris. Non, je ne suis pas prête pour cette errance dans les limbes, même en compagnie de fantômes familiers que j'ai connus autrefois et, pour certains que j'ai aimés. Je suis faite, hélas, pour répéter les erreurs considérables de l'amour, pour me brûler les ailes, encore et toujours. Je suis née pour les étreintes et les baisers, les courts éblouissements, la musique et les joies du monde. Ephémères bonheurs à vivre ou à contempler. Comme le vent qui vient de la mer. La houle qui se lève. Un champ de tournesols en plein midi; Le soir qui descend vers de lointaines sonnailles. Presque rien. Mais ces riens continuent de m'enchanter"
"Par la fenêtre, c'est déjà l'automne...Je voudrais faire quelques pas dans l'automne, courir et danser dans la ronde des feuilles, que tous poèmes, toutes chansons disent monotones. Malgré ce désir violent, je demeure clouée sur ma chaise comme une statue de cire dans un musée. Recluse derrière ma fenêtre, je n'ose me lever de crainte de perdre le fil des premiers mots qui viennent. Lentement, je me pétrifie. Je suis la proie d'un sortilège. J'en prends pour cent ans. Cent ans d'hibernation dans un château couvert de ronces où mes fonctions vitales vont se ralentir. Je vais vivre en apnée pour rapporter du fond des oubliettes quelques mots gravés dans la pierre, du fond des cachots, quelques ossements. Ma vie se fige quand il s'agit d'écrire. Je reconnais à peine ceux qui me sont chers. Les morts sont des boulets. Je ne peux plus bouger. Je ne peux aller et venir. Je n'arrive plus à rire. Tout s'éloigne et je m'éloigne de tout. Je n'ai jamais su."
Car un livre à écrire, pour moi, ce sont des ténèbres à traverser. Regardant au-dehors, je souhaite follement qu'il m'arrive un évènement aussi extraordinaire que dans les contes. Que le vent d'automne soulève et plaque une feuille rouge sur la vitre. Que sur cette feuille apparaisse quelque chose d'écrit à mon intention. Un message que, seule je pourrais déchiffrer. Un mot. Juste un mot que je garderais comme un talisman et qui me donnerait la force d'avancer. Je souhaite encore qu'un très grand oiseau au plumage aussi bleu que celui du conte frappe de son bec au carreau. Que je puisse m'accrocher à ses ailes et qu'il m'emporte...
Juchée sur un puissant frison, monture noire comme la nuit, je chevauche par d'immenses
clairières verdoyantes, je galope vers des collines enchantées, des forêts murmurantes. Diamants et pierres précieuses roulent au fond des rivières; J'en puise selon mes besoins. J'atteins un
château flanqué d'échauguettes, rempli de lumière, pont-levis baissé. On m'y attend...
(Lavis de Victor
Hugo)
Chaque jour, j'espère trouver un trèfle à quatre feuilles. Quelqu'un aurait marché dessus et je le verrais se redresser doucement. Je rêve aussi de voir briller un anneau entre les lames du plancher ou d'en découvrir un sans l'avoir cherché dans la terre du jardin. Un chiffre ou des initiales y seraient gravés, que je saurais reconnaître. Mais rien de tout cela n'est arrivé. Rien de la sorte ne m'arrive jamais"
Mais revenons au point de départ du livre et à sa véritable raison d'être
"Ainsi je viens de rêver que j'avais écrit un livre d'une extrême vulgarité et qu'il remportait un immense succès. C'était un pavé d'au moins six cents pages. Exactement ce genre d'ouvrage que je suis incapable de rédiger. A peine éveillée je torturais ma mémoire pour essayer de me rappeler si je l'avais publié sous mon nom ou sous un pseudonyme. Impossible de m'en souvenir. J'espérais que ce fût sous un nom d'emprunt. Mais rien n'était moins sûr. Dans ce rêve, plutôt un cauchemar, je découvrais que certains critiques, qui jusque là n'avaient jamais consacré une ligne à mes précédents ouvrages, au nombre d'une vingtaine à ce jour, saluaient l'épaisseur et le contenu de celui-ci. L'épaisseur surtout semblait les impressionner. Etrangement, ils en parlaient en termes culinaires, comme on le ferait d'un gigot ou d'un pot-au-feu; "Un magnifique plat de résistance...Loin de cette nouvelle cuisine pour anorexiques...Voilà un plat de consistance..."
Telle est en effet, au départ la raison d'être de ce livre: Retrouver le contenu de ce livre dont elle vient de rêver, en débusquer la vulgarité et savoir ce qui lui a valu un tel succès de librairie et de critiques (dans son rêve), le succès étant manifestement pour l'auteur, un signe de compromission, de trahison de soi, d'abandon de son authenticité, au profit de sollicitations d'éditeurs, avides de faire monter leurs ventes en demandant à leurs poulains de faire des livres avec plus de sexe, plus de violence, plus de people. Et quelque part ce rêve dit à Françoise qu'elle a trahi son écriture, en cédant aux pressions de l'argent et de la gloire, des éditeurs et des critiques. Elle veut donc découvrir le contenu de ce livre et l'écrire, en quelque sorte réveiller le contenu de son rêve, probablement pour l'exorciser. Mais elle n'y arrivera jamais et finira par y renoncer en découvrant la phrase d'André Dhôtel, lui envoyée au bas d'une lettre par un ami qui ignore tout de la gestation de "Souliers d'Automne"
"La vie est singulièrement brève, mais pourquoi l'histoire de mon amour est-elle en moi plus longue que ma vie ?"
"Cadeau inestimable. Dès lors qu'elle l'a lue, cette phrase la sauve. Elle quitte ombres et chimères, ambition crapuleuse d'écrire un best-seller..
C'est de là qu'il faudra repartir. A mains nues. A coeur nu. Ereintée, mais libre, elle retourne vers les thèmes qui lui sont chers. Les lueurs pâlissantes de la vie. C'est de là que son écriture va rejaillir. A cette phrase d'André Dhôtel, elle demande asile. Elle demande protection. Epuisée par la course, le mensonge, le fourvoiement, l'imposture, elle demande que cette phrase devienne son abri, sa demeure. Au moins jusqu'à la fin de ce livre. Jusqu'à ce qu'elle trouve en elle la force d'extraire ce mot scellé par l'oubli: Amour. Ce maître-mot dont elle n'aurait jamais dû s'éloigner. Ce mot intraitable. Loin de la morte et des génocides, malgré le visage d'un cancéreux qui va mourir, grâce à ce mot trouver la force d'aimer encore plus les arbres, le vent, la transparence d'un pied de bébé dans la lumière, la coccinelle qui se pose sur la page blanche, le lézard qu'on découvre dans la boîte aux lettres au lieu de la lettre qu'on attend. Et puis la force poignante du chant du rossignol. Tous ces riens qui font de vous un être vivant parmi les vivants
Loin des chimères, de la dictature des "meilleures ventes", elle poursuit et consigne les mystères les plus
simples
Et pour terminer quelques autres extraits :
"Je me souviens du pire visage de la mélancolie et du désastre. C'était il y a plus de vingt
ans près de Paris, dans l'Essonne, je m'étais perdue dans le parc d'une clinique psychiatrique composée de différents pavillons; J'avais une visite à rendre. je cherchais le bureau des
entrées que je ne trouvais pas et tournais sans fin entre les petits bâtiments de briques. Il pleuvait fort...quand soudain au détour d'un chemin bordé de sapins, je découvris un pavillon un peu
retiré. Au rez-de-chaussée, derrière une porte-fenêtre fouettée par la pluie, je distinguai un visage d'homme, le plus lugubre visage qu'il me fût donné de voir. Le front écrasé contre la vitre,
il me regardait venir. Ou peut-être regardait-il tomber la pluie. A moins qu'il ne distinguât ni la pluie, ni moi, ni rien
Ce visage au teint plombé, aux cernes noirs, marqué, buriné, ce visage d'un homme dans la force de l'âge me pétrifia par son immobilité et la fixité de son regard, vidé de son âme. On eût dit que toute vie s'était retirée de lui comme chez les gens lobotomisés. Derrière le carreau battu par les giboulées, il continuait à fixer le chemin par lequel j'arrivais. Jamais face humaine ne m'apparut aussi tragique, aussi terrifiante que celle de cet homme à sa fenêtre. Je ralentis ma marche. Si ses yeux ne me voyaient pas, la force d son immobilité me commandait de m'arrêter. Immédiatement, je sus que ce masque du désastre, ce visage de cire noircie, entrevu deux minutes derrière la vitre ruisselante, s'imprimerait dans ma mémoire pour le restant de mes jours. Alors que j'abordais l'angle du pavillon et que l'expression de ce naufrage humain disparaissait de mon champ de vision, il me sembla que j'avais déjà vu ce visage. Plus de vingt ans plus tard, je découvris sa photo dans un quotidien. Il s'agissait d'un philosophe marxiste qui avait étranglé sa femme. Je me souviens qu'à l'époque on murmurait qu'une personnalité du monde des lettres, effectuait un séjour dans cette clinique, dite pudiquement de repos. Il n'avait pas encore assassiné sa femme..."
NB. Il s'agit de Louis ALthusser. Né en Algérie en 1918 et décédé dans les Yvelines en 1990, Althusser est un philosophe français considéré comme un acteur majeur du courant dit structuraliste des années 1960 dans lequel on incluait souvent Claude Levi-Strauss, Jacques Lacan et Michel Foucault. Depuis la dernière guerre il faisait de nombreux séjours en Institut psychiatrique. Le 16 novembre 1980, lors d'une de ses "permissions", il étrangle son épouse Hélène Rytmann dans leur appartement de l'Ecole Normale supérieure. Interné à Ste Anne et donc bénéficiant d'un non-lieu, il s'expliquera de son geste dans une autobiographie "L'Avenir dure longtemps". Une pièce de théâtre, mettant en scène ce meurtre et intitulée "Le Caïman" sortira en 2006 (Pièce d'Antoine Rault avec Claude Rich dans le rôle d'Althusser).
Voici un extrait du chapitre intitulé "Les images de la Honte"
"Durant cette période (1999), une terrible guerre a eu le temps de commencer et de finir. De finir officiellement. Celle du Kosovo. Je me souviens de la phrase d'un journaliste décrivant l'interminable colonne de tracteurs et de charrettes, où sous des bâches en plastique, s'entassaient femmes et enfants fuyant leurs villages en flammes. Ces villages transformés en centaines d'Oradour où dans chaque famille on avait séparé les femmes et les enfants des hommes, obligeant ces derniers à assister au viol et à la torture de leurs soeurs, leurs épouses, leurs filles, leurs bébés, après quoi, les hommes du village à leur tour étaient torturés, émasculés, exécutés de la pire façon devant ces mêmes femmes. Ces récits nous les avons tous entendus. Ces images nous les avons toutes vues. Le journaliste ajouta que cette colonne interminable n'était plus qu'un long sanglot de femmes et d'enfants marchant vers l'exode dans le froid et la nuit.
J'ai toujours su que cette terre était avant tout une vallée de larmes et rarement, si rarement un paradis où couleraient des fleuves de lait et de miel. Comment reprendre pied quand les évènements de la vie saccagent votre joie? Chaque matin, je me le demande. Ce qui a terni mon existence depuis Pâques, ce n'est rien quand je songe à la déportation de tous ces êtres humains. Ces images de la honte qui ne sont pas sans rappeler celles de la Shoah. Ces vieillards tirés comme des pantins à même la neige et les pierres du chemin par des hommes épuisés. Ces mères qui n'en peuvent plus, portant leurs enfants et, dans un baluchon, quelque miettes pour subsister. D'autres enfants guère plus âgés, accrochés à leur manteau pleurent de trop marcher. Les pieds sont en sang. Les pieds sont couverts d'engelures. Dans la colonne, une très vieille femme a été installée dans une brouette. Sa tête et ses membres pendent et ballottent. Un homme exténué la pousse. Il s'écroulera en arrivant aux portes du camp. Un peu à l'écart, on a tiré une femme qui accouche dans la neige et les cailloux. Elle semble navrée de ralentir la longue procession des réfugiés. Des femmes s'affairent autour d'elle. La douleur et le gel tordent son visage. On essuie son sang qui se fige. On enveloppe l'enfant dans des châles de fortune. Elle, on la transporte dans une sorte de drap tenu aux quatre coins par des hommes..."
Sur le trottoir d'en face, une jeune mère et ses fillettes blondes.
La regardant faire, je retrouve courage.
" En garant ma voiture tout près de l'église Notre-Dame, j'ai vu une scène extraordinaire. De l'autre côté de la rue, quelqu'un aussi garait sa voiture, un genre de fourgonnette comme la mienne; Une jeune femme en descendit et ouvrit la portière à une volée de fillettes blondes aux longs cheveux, toutes plus ravissantes et turbulentes les unes que les autres. Sur le trottoir, elles couraient et sautaient dans tous les sens. Leur mère ouvrit le hayon et en sortit une voiture qui était le modèle réduit d'une voiture d'infirme. Elle la déplia, puis, plongeant par la porte arrière, elle en ressortit avec une fillette d'environ six ans dans ses bras. Il me sembla que la petite avait du mal à tenir sa tête et qu'elle portait une minerve. Avec ses longs cheveux blonds, elle ressemblait beaucoup aux autres qui étaient probablement ses soeurs et qui gambadaient sur le trottoir. Sa mère l'installa sur la petite chaise roulante qui très vite me sembla performante, car, à peine installée, en appuyant sur une manette, l'enfant fila au fond d'une impasse, non sans s'être amusée à sauter quelques bordures de trottoir. Elle était d'une agilité stupéfiante et faisait ce qu'elle voulait de sa voiture qui semblait conçue pour ne pas se renverser. Sereine la mère retourna à l'arrière de sa fourgonnette et en descendit une seconde voiture, identique à la première. Dans ses bras elle tenait une autre fillette, qu'on aurait dit jumelle de la première, vraie poupée de chiffons, dont le cou était lui aussi maintenu dans une minerve. Elle l'assit dans sa chaise roulante et l'enfant partit de façon tout aussi fulgurante à la recherche de sa soeur. Toutes deux se poursuivaient inlassablement, faisant du cross, sautant des bordures de trottoir, cherchant à passer dans tous les trous, toutes les flaques. La tête légèrement pendante sur le côté, elles s'amusaient à décrire des cercles de plus en plus petits. Après ce ballet stupéfiant, elles disparurent au fond de l'impasse, le long de l'église, suivies de leurs autres soeurs qui couraient tout autour. Je demeurai fascinée par tant de grâce, par le courage, la force, la légèreté de leur mère. Je pensai que ces petites filles étaient probablement myopathes. Longtemps l'image de cette mère et de ses nombreux enfants, légère, si légère dans sa terrible épreuve, m'a accompagnée. Elle ne me quitte pas"
Françoise Lefèvre et les Oiseaux
"Parfois je voudrais être très vieille pour cesser d'évoquer ce que j'ai perdu et m'émerveiller de ce qui me reste encore, comme le chant des oiseaux aux premières lueurs de l'aube. Ma fenêtre ouvre sur une forêt et c'est une joie sans nom d'être réveillée par les oiseaux. Il y en a un qui commence à chanter avant les autres. Toujours le même. Plus matinal. Plus vaillant? Plus audacieux? Il pousse un cri victorieux tout en volant très vite. J'ai pu l'apercevoir une fois, mais mal, car lorsqu'il chante, j'allais dire, lorsqu'il rit, il fait encore nuit pour quelques secondes. Son cri zèbre le silence comme pour colporter une très heureuse nouvelle. Son cri ressemble vraiment à un rire d'une gaieté folle auquel ne résisterait aucune mélancolie. En tout cas pas la mienne. Je lui rends grâces de me communiquer, de m'instiller un peu de sa joie, de son insouciance, de sa vaillance. je me demande s'il ne s'agit pas d'un merle. Parfois, dans son chant, dans ses roulades, il y a comme une interrogation. Gaston Bachelard n'a t-il pas écrit:: "la roulade du merle est un cristal qui tombe, une cascade qui meurt. Le merle ne chante pas pour le ciel. Il chante pour une eau prochaine"?. Mais moi j'entends: il chante pour sa mort prochaine. Il se donne à lui-même une aubade claire et désespérée. Il célèbre par un chant d'amour fou la vie qui va le quitter. Des notes, des roulades de plus en plus mélodieuses, de plus en plus hautes, de plus en plus fortes. Un chant d'adieu, si vaillant qu'il serre le coeur. Est-ce la prescience que, pour lui aussi, les jours sont comptés? Cette hâte, cette énergie qu'il déploie pour éveiller le monde de ses trilles, contaminer de sa joie les dormeurs impénitents, les abasourdis, les noceurs, les fainéants, les lymphatiques, les neurasthéniques, m'émerveillent. Il semble dire : "Debout ! Debout !La nuit se déchire et tombe en lambeaux. Les mauvais rêves retournent aux marécages. Je vole par-dessus les arbres, les bosquets, les ruisseaux, les premières pervenches, les cheminées fumantes "
Cet oiseau rieur qui se manifeste juste à la seconde où le monde va sortir de sa nuit me fait
courir d'une fenêtre à l'autre pour tenter de le surprendre et de le reconnaître enfin. C'est devenu pour moi un rendez-vous que j'attends chaque aube; Si je ferme les yeux pour mieux l'écouter,
puisque je ne peux le voir, je sens que s'efface de mon visage un masque de souffrance, je sens que s'éloignent les douloureuses tensions, les chimères des trahisons amoureuses. Y aurait-il un
peu d'éternité dans le chant des oiseaux? Leurs trilles me restituent une joie intense et enfantine. Cette gaieté résistante des enfants comme au temps où je courais dans les hautes herbes,
naviguant au milieu des papillons. Dans la prairie, je croyais que l'histoire du monde venait juste de commencer. Dans cette prairie, je croyais que le monde était né avec moi.